theatre-contemporain.net artcena.fr

Couverture de Retour à la citadelle

Retour à la citadelle

de Jean-Luc Lagarce


Retour à la citadelle : Extrait 1 : Monologue des enfants morts

RC p.35-38 / ThCII p.174-176

(...)


LA MÈRE. – Tu ne nous écrivais pas. C’est à moi ? Tu ne nous écrivais pas, jamais. Après, longtemps après que tu es parti, j’ai fini par me faire une raison.
J’avais d’autres enfants, quelques-uns. Certains sont morts, et ceux-là sous mes yeux : ce n’était pas beau, dans mes bras parfois... Je vieillissais tellement à cette époque-là, je ne pensais rien, j’avais la tête vide. Des enfants, plein d’enfants, certains que tu n’as jamais connus et qui mouraient là, si vite et si tôt... Je me disais cela, des enfants qu’il ne connaîtra pas, à peine venus déjà disparus, et que j’oublierai, moi aussi, avec le temps, rapidement, c’est certain... C’est drôle, comme je suis ! je disais cela, des réflexions comme j’aime à les faire, à voix haute. C’est drôle. Ces enfants qui se sauvent de mes mains et que mon fils aîné ne connaît pas. Ton père, il ne changera pas, restait là, comme il a toujours été, attendant que je finisse de parler. Ces autres qui me mouraient, ces autres, malgré tout, c’étaient mes enfants aussi, tout autant que toi, il n’y a pas de raison. L’âge avancé où tu es arrivé, ce n’est rien, pour moi ce n’est rien, les ordres que tu peux donner sur toute notre Province, à ce que l’on dit, et encore, je ne sais pas, tes décorations et le fait certainement que tu saches désormais danser avec les filles, ce n’est rien, pas plus que le reste... Mes autres enfants, c’est vrai, ils mouraient, une vraie hécatombe, mais ils auraient pu, s’ils l’avaient voulu, il faut que tu te mettes ça bien en tête, eux aussi, ils auraient pu être Gouverneur ou Vice-Roi, n’importe quoi d’autre et cela aussi bien que toi.
(Un temps.)
Je t’oubliais, c’était trop loin. Pourquoi est-ce que tu es parti, comme ça, comme un sale petit voleur de rien ? Je ne comprenais rien, on m’expliquait où tu habitais mais je ne saisissais pas très bien l’ampleur géographique du problème... Assez loin au sud, et moi, moi qui ne suis jamais sortie !... Je pensais que tu étais mort, c’est tout, et ce n’était peut-être pas plus mal de ne pas savoir vraiment...


LE NOUVEAU GOUVERNEUR. – Je vous écrivais. J’envoyais des lettres, mais le chemin est incroyablement long, tu ne peux pas te rendre compte : elles devaient peut-être se perdre en route.


LA MÈRE. – Cela, je ne veux pas le savoir. Je ne suis pas idiote. Je ne recevais pas les lettres.


(...)


LA SOEUR. – Ce que je n’aimais pas, ce que personne n’aurait pu aimer... Et moi, cela me fit mal, mal dans ma tête... c’est bien dans ma tête que cela se passe (c’est comme cela qu’ils disent)... Ce que je n’aimais pas, pardessus tout, lorsqu’il partit... Mais avant aussi, lorsque déjà il en parlait, lorsqu’il en émettait l’intention, ce que je n’aimais pas, dans ce départ, cette volonté qu’il avait de nous quitter, dans ce choix qu’il faisait... ce que je n’aimais pas, c’était ce jugement qu’il portait sur notre Ville, notre Monde, cet endroit où nous vivons, où il allait falloir encore continuer à vivre, malgré tout, sans lui... Ce que je n’aimais pas, c’est cet avis, ce droit qu’il se donnait d’émettre un avis définitif...


LE NOUVEAU GOUVERNEUR. – Toujours ce petit goût excessif pour les longues phrases...


(...)


imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.