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Couverture de Notre classe

Notre classe

de Tadeusz Slobodzianek

Texte original : Nasza Klasa traduit par Cécile Bocianowski


Notre classe : La scène est en Pologne, c'est à dire...

par Olivier Goetz - Mousson été 2016

Notre Classe, de Tadeusz Słobodzianek, constitue un texte remarquable en ceci qu’il a l’ambition de saisir un large pan de l’histoire polonaise du XXe siècle à travers la vie d’un petit groupe d’habitants ordinaires de la ville de Jedwabne.
Du coup, cette histoire si douloureuse et, surtout, si complexe n’est plus tout à fait celle des manuels. L’histoire n’est pas illustrée par l’héroïsme de grand hommes ; elle est portée à bout de bras par des petits, des sans-grades, des oubliés que ballotent, de part et d’autre, des différends religieux et politiques qui les dépassent et précipitent leurs destins, en même temps qu’ils mettent à feu et à sang l’ensemble de la société. De toute évidence, les tenants et les aboutissants de ces terribles con its échappent aux individus sans grandeur qui les incarnent, cependant, avec une certaine conviction.


À l’échelle de ces modestes paysans, artisans et ouvriers, le désir égoïste de s’emparer de la maison ou de la femme du voisin prend souvent le pas sur celui de servir le Parti, l’Église ou la Nation. Des conduites de fuite et d’évitement tiennent lieu de courage et de dévouement. Le talent singulier de Słobodzianek est de brosser une fresque gigantesque à petits traits, sans schématisme, sans langue de bois et, surtout, sans grandiloquence pathétique. Cela laisse le lecteur (ou le spectateur) pantois face aux conséquences d’un désastre monstrueux et absurde. Ici, le « sens de l’histoire » est mis à mal au pro t d’un sens théâtral qui, par contraste, se déploie magistralement.
Notre Classe chronique l’existence de dix personnages dont le point commun est qu’ils furent camarades d’école, au début des années 1930. Les enfants de Jedwabne, selon qu’ils étaient juifs ou catholiques, ont grandi à travers les épreuves auxquelles l’histoire les a soumis, les rangeant tantôt dans le camp des victimes, tantôt dans celui des coupables et, parfois, des deux à la fois.
À Jedwabne, après l’invasion bolchévique (suite au pacte germano-soviétique) et celle des troupes allemandes (à la rupture du dit pacte), la catastrophe culmine lors du pogrom de 1941, de sinistre mémoire. Des centaines, voire des milliers de juifs (le nombre fait débat), après avoir été obligés de participer à une parade grotesque et humiliante, ont été enfermés dans une grange à laquelle fut mis le feu.
Sur cet événement peu glorieux, le régime soviétique d’après-guerre n’a pas voulu faire la lumière. Il était plus simple d’en rejeter l’entière responsabilité sur l’ennemi nazi. Pourtant, selon de nombreux témoignages ressurgis depuis, cela ne s’est pas passé ainsi ; il n’est même pas certain que des Allemands aient été présents lors de ce massacre. Ce n’est que récemment que des historiens impartiaux, ceux-là même dont la lecture a fourni à l’auteur la matière de son ouvrage, ont redistribué les cartes des responsabilités, montrant à quel point la population polonaise catholique s’était prêtée à la folie meurtrière, trouvant son intérêt dans la destruction haineuse de leurs compatriotes israélites.
Émouvant et âpre, le texte s’appuie sur ces travaux qui, depuis une vingtaine d’années, ont battu en brèche la version of cielle de l’histoire. Pour autant, la pièce qui est tout sauf simpli catrice met en évidence les liens étroits qui liaient les communautés, où l’antisémitisme pouvait d’abord passer pour un simple folklore avant de tourner au génocide, avec l’appui des lois raciales et racistes du IIIe Reich. Un demi- siècle plus tard, après l’effondrement de l’URSS et l’arrivée de Wojtyła sur le trône de saint Pierre, Jedwabne est resté un point aveugle pour la Pologne de Lech Walesa et de Solidarnosc, jusqu’à l’entrée du pays dans l’Europe. Et si la politique nationaliste actuelle ne voit pas non plus d’un très bon œil l’ensemble de ces révélations, la littérature, le théâtre et le cinéma sont désormais des lieux possibles pour exposer ce qui s’approche d’une vérité historique.
Au-delà d’enjeux mémoriels particuliers, l’élucidation des actions de ce passé récent comporte, bel et bien, une portée pédagogique et politique. Face à la montée des extrémismes et à une dislocation envisageable de l’Europe, il n’est pas inutile qu’une voix rappelle aux citoyens du monde entier les dangers d’une mémoire courte et biaisée.


C’est, bien sûr, au prix d’une recherche sur la forme que le genre du théâtre historique, si couru au cours du XIXe s., retrouve ici de la pertinence et de la fraîcheur. Écrite en 2010, la pièce de Słobodzianek entérine le fait que tous ses personnages soient morts, encore qu’à des dates et à des âges très divers.
La camaraderie qui régnait dans « la classe » se retrouve par-delà la mort. Toutes les gures apparaissent sur la scène en tant que « revenants », ce qui n’est pas sans rappeler, ainsi que le titre de la pièce, la fameuse Classe Morte de Tadeusz Kantor, référence incontournable du théâtre polonais. Pour autant, l’importance accordée au texte, sa lisibilité et sa portée symbolique empêchent de pousser plus loin la comparaison. La pièce est construite en 14 « leçons ».
Leçons d’école ? Leçons des ténèbres ? Manière de faire dé ler un temps déjà écoulé mais que vient raviver la mémoire de ceux qui, bien que morts, ont gagné le droit de s’exprimer librement.


La tonalité épique de ce théâtre évite les pièges du mélodrame et de la sentimentalité. C’est vraiment « l’Histoire avec sa grande H » (comme disait Georges Perec) qui est représentée selon une formule dont l’objectivité et la distance n’empêchent pas le déploiement d’un certain lyrisme, souligné, dans la mise en scène d’Éric Lehembre, par la création musicale originale de Pierre-Emmanuel Kuntz et la douceur des chants entonnés par les acteurs.


La troupe a la particularité d’être composée d’individus qui, de 13 à 73 ans, ont exactement l’âge de leurs personnages, ce qui donne au spectacle une familière étrangeté et génère une poignante émotion. Si la pratique du théâtre consiste, dans le cas présent, à véhiculer du sens, cela ne peut se faire ici qu’à travers un travail sur la diction, la choralité et un jeu corporel particulièrement intéressant à mener avec des « amateurs ». Selon Éric Lehembre et Agnès Francfort, « en se mettant au service de l’écriture de Tadeusz Słobodzianek, la troupe a pris conscience qu’elle véhiculait un message mémoriel d’une importance capitale. Et la prise de conscience de cette responsabilité collective élève le groupe à la hauteur de sa véritable mission artistique. »


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