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Couverture de Nothing Hurts

Nothing Hurts

de Falk Richter

Texte original : Nothing Hurts traduit par Anne Monfort


Hôpital


Tout, aussi


Sylvana, seule. Une pièce vide traversée par une ligne argentée large comme une voie d'autoroute, une rivière gelée, une route, une piste d'atterrissage, ou un couloir d'entreprise. Sylvana est surveillée par des caméras ; elle apparaît par bribes sur des écrans : son visage, des parties de son corps.
Avec une immense prudence, elle avance sur la ligne, en direction des spectateurs. Des bribes d'interviews précédentes résonnent en elle. On entend des bruits d'hôpital, les bips d'une respiration artificielle, on entend des avions qui décollent et qui atterrissent, d'effrayants bruits d'accident, des crashs de voiture, de temps à autre surgit brusquement un silence complet.
Tout à la fin, on reconnaît Bibiana, nue, attachée à une sorte de banc, elle savoure les bruits de crashs.


SYLVANA : Est-ce qu'on peut ? oui, peut-être, je ne sais pas, non, euh, oui ? non, le fait que, enfin …
que ce
pour ainsi dire, est-ce qu'on peut ? oui ? le fait que,
que, euh, enfin, que, je sais, euh, pas non plus, là,
maintenant, euh, oui, enfin, que, que, euh… que,
enfin
enfin on peut peut-être tout dire comme ça, non ?
on peut ? je ne sais pas, est-ce qu'on peut ?
Je ne sais pas, on peut ? oui ?
Oui ?
Peut-être que oui ?
Oui, peut-être qu'on peut
Peut-être qu'on peut
On peut tout dire
tout dire comme ça
Oui ?
Je ne sais pas, je pense que oui
Je pense que oui, oui, bien sûr, évidemment, ça
AUSSI
Oui, on peut, on peut, bien sûr, peut-être, oui,
peut-être qu'on peut tout dire comme ça, TOUT
AUSSI, oui, tout, je pense,
AUSSI
Oui aussi, oui, ça va aussi, je pense à, euh, à
énormément,
on va dire, peut-être à différents, euh ?
oui mais là, je ne sais pas,
mais, bon, je pense aussi à l'année dernière, bien sûr évidemment, AUSSI, oui, AUSSI, à ce moment-là j'étais très seule, enfin, AUSSI, donc, comme toujours en fait, mais cette fois tout le monde autour de moi a disparu, tout le monde, j'ai eu tout à coup CE SENTIMENT
oui, je ne peux pas en dire plus enfin, euh, désolée, hein ?
je ne sais pas, oui, peut-être ? non ?
je ne sais pas, hein ? oui enfin, à moins que ?
c'est ça ? que ce, que ça, enfin, à moins que? non ?
que donc que ça que ça aussi ?
je ne sais pas, hein, à moins que?
est-ce qu'on peut ?
enfin, ils sont comme ça,
mais peut-être que,
peut-être qu'on peut évidemment,
je pense que oui, on peut, à moins que? hein ?
je ne sais pas,
pas maintenant,
maintenant j'ai l'impression que …non ?
je crois que j'ai passé toute l'année sur une sorte de banc, à moins que ce ne soit une route gelée, dans la campagne ? ou bien un sentier le long de la mer, ou une sorte d'hôpital, j'avais ma jambe, pourtant, ma jambe, ou bien est-ce qu'elle était dans le plâtre? je ne me rappelle plus, des calmants ? ça aussi ? non, ou bien, est-ce que j'étais, est-ce que j'étais ? est-ce que c'était, c'était ça, que, que enfin, non ? si ? c'est possible ? à moins que? hein ? à moins que, euh, mes parents étaient morts, pourtant, ça je m'en souviens encore, mon père, oui, il était mort soudainement, il ne disait plus rien, les yeux rouges, oui, le visage bleu, d'une certaine manière c'était intéressant, pendant des semaines il est resté couché à côté de moi dans le lit, je crois, il ne bougeait plus, il n'y avait plus que ma mère qui était encore assise là, elle était encore là, suspendue, couchée, d'abord devant les escaliers, puis en-dessous du lit, elle regardait droit devant elle, sans expression, sans expression, vide, sans volonté, sans rien du tout d'autre, hein ? à moins que ? volonté ? à moins qu'elle soit déjà morte ? c'était moi qui l'avais couchée là ? ou tuée à force de la piétiner ? après cette dispute sur…hé bien, je ne sais plus rien de tout ça, ma petite soeur avait disparu aussi tout d'un coup, ou bien c'était ? est-ce que c'était ? ils étaient tous accrochés à des sortes de tuyaux, à moins que ? le son, le son de cette machine à maintenir en vie la nuit dans le couloir des fins de vie, c'était agréable, s'en débarrasser, juste s'en débarrasser, on m'a ensuite apporté son cerveau, ses ongles, ses tripes dans un sac en plastique, plus rien ne restait après cette chute, cette chute d'où, hein ? elle avait effleuré au vol un train de marchandises qui passait et on l'avait retrouvée déchiquetée entre les rails, des kilomètres plus long, il a ensuite fallu que j'examine ces restes pour dire : " Oui, je reconnais, je reconnais " ou bien est-ce que j'avais juste débranché l'appareil? les bips faiblissaient, ou bien est-ce que c'était moi qui était couchée là ?, estce que je m'étais débranchée toute seule par hasard? non ? si ? ou quelqu'un d'autre, est-ce qu'on peut, est-ce qu'on peut, que peut-être, à moins que oui ? je ne sais pas, est-ce que, oui ? on peut ? on peut ? Tout meurt autour de moi, c'est un sentiment étrange, mon appartement aussi s'écroule, ma télé a peur de moi, c'est surtout la nuit qu'elle a peur, elle n'arrête pas de courir pour m'échapper, ma machine à laver aussi, elle n'arrête pas de courir pour m'échapper, ma voiture aussi, le matin elle part toujours sans moi au boulot, enfin, au boulot, oui, est-ce qu'on peut ? est-ce qu'on peut ? est-ce qu'on peut dire que c'est de ça aussi qu'on parle, de corps en quelque sorte épuisés, shootés ? non, je crois que, non oui non non bien sûr on peut faire ça aussi, mais alors seulement ça AUSSI, oui, je crois peut-être, oui, tous ces gens, je n'en aime aucun, je travaille avec eux, oui, mais mon corps ne bouge pas, mon corps ne peut qu'exploser et alors je vois des images, et je ne couche plus avec les femmes, avec les hommes encore moins, mais je ne couche plus même avec les femmes, je ne peux plus supporter cette odeur, ça non plus, je ne peux plus supporter d'être complètement bourrée, les pilules non plus, non, je reste seule, oui, je ne prends plus rien, non, j'ai des abcès à cause de la nourriture, de vraies blessures de bouffe, c'est l'horreur, je ne crois pas que j'ai peur, peur ? de quoi ? non, il ne m'arrive rien, il ne m'arrive absolument rien, mais je crois savoir, oui, ils ont tous peur de moi, que je les embarque peut-être, non ? c'est possible, est-ce que c'est possible que, est-ce qu'on peut ? non ? est-ce qu'on peut éventuellement dire ça comme ça, que, enfin, que, oui ? on peut ? ils ont peur que je les embarque, ils ne veulent pas qu'on les embarque, ils veulent tous rester à la maison, de toute façon, ils sont tous restés à la maison, à moins que, oui ? non, oui ? c'est possible ? est-ce que c'est possible que peut-être ? non ?, est-ce que c'est possible que peut-être, non ?
Je voudrais être proche de toi dans la seconde où nous allons nous percuter, être proche ? ben, être proche ? quoi ? C'est mon corps, là, non ? Quoi ?
Non ? Quoi ? on peut ? on peut ?
Tout d'un coup je descends et je vois un paysage très très tranquille, quelque part, dans une autre ville, gelé, de la glace, de la neige, je n'arrête pas de foncer vers ce mur, mais je ne sens aucune blessure, tous mes mouvements sont ralentis, il n'y a plus de sang, le bâtiment n'arrêtait pas de se rapprocher, la route était gelée, tout d'un coup, il y a eu cette explosion, partout la mort partout, la radio passait :
" Good-bye to a perfect world " ,
est-ce que c'était dans, dans, euh, est-ce que je dois, oui, je crois, parler de chocs, peut-être, non ?
justement non, euh,
oui, je pense que, oui, tout, euh,
enfin, aussi, afin d'être soi-même dans différents,
non, non, ça aussi bien sûr, mais, non, je ne sais pas, enfin, est-ce qu'on peut ?
oui, je pense que oui, on peut, euh, oui, finalement on peut tout faire…
Pour la première fois de ma vie je constate cette, cette, euh, comment dire, proximité de la mort, que l'on peut partir comme ça, que tout part comme ça, et que l'on peut tout emporter, comme ça, oui, c'est possible, ça brise la solitude, tout simplement, et c'est les autres qui sentent les blessures, pas moi, hmmm.
Silence.
Pour la première fois de ma vie je constate cette, cette, euh, comment dire, proximité de la mort, et qu'on doit se décider…et que mon énergie disparaît tout d'un coup, que tout d'un coup je n'ai plus d'énergie, je suis vide, je me vois vide, je me vois me répéter, ne rien faire d'autre, ne plus bouger, toujours répéter : oui, je pense que, oh mon Dieu oui, tous ces gens, je n'en aime aucun, je travaille avec eux, je pense, oui, je pense que j'ai déjà éprouvé très souvent tous ces sentiments.


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