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Lorenzaccio : Pistes d'analyse

Extrait du dossier d’accompagnement réalisé par Tatiana Lista
Chargée des programmes pédagogiques pour Comédie de Genève
à l'occasion de la mise en scène de Catherine Marnas

Contextes d'écriture


L’idée originale de la pièce ne revient pas à Musset, mais à George Sand. En juin 1833, elle lui remet le canevas d’une «scène historique (1)» qui a pour titre Une conspiration en 1537. Ce canevas sert de point de départ à l’écriture de Lorenzaccio que Musset rédige dans les mois qui suivent, en même temps que Fantasio.


Musset, tout comme George Sand, s’inspire des Chroniques florentines que Benedetto Varchi a rédigées à la demande de Côme de Médicis, dans le but de retranscrire l’his- toire de la ville de Florence. Musset fonde son travail sur de véritables documents d’archive afin d'élaborer son œuvre. Pour le chapitre dédié à la mort d’Alexandre, par exemple, Varchi va chercher les informations à la source, en s’entretenant direc- tement avec Lorenzo et Scoronconcolo. Mais même si Musset s’inspire d’événements réels, il les transforme pour les besoins de son propos.


Une autre particularité de l’écriture de Lorenzaccio est que Musset ne destine pas sa pièce à la scène et la publie dans la Revue des Deux mondes, dans le volume Spectacle pour un fauteuil. L’auteur souhaite éviter une critique trop virulente qui l’avait assommée lors de la première représentation de La nuit vénitienne en 1830. Il s’éman- cipe ainsi des codes théâtraux de l’époque et jouit d’une totale liberté concernant l’enchaînement des scènes et des lieux de l’intrigue. Musset se permet même de déve- lopper trois histoires à l’intérieur d’une même pièce (Lorenzo, La Marquise Cibo et les Strozzi).
Par ce choix de non représentation, Musset évite également d’être directement soumis à la censure, même s’il prend la précaution de transposer dans la Florence de 1537, la situation politique française de l’époque (Monarchie de Juillet) et la déception liée à l’investiture de Louis-Philippe au trône du roi de France.


La modernité de Lorenzaccio


S’il n’y a pas d’allusion précise à tel ou tel événement, à tel ou tel personnage contem- porains, en revanche la similitude des situations politiques et sociale entre la mo- narchie de Juillet et la Renaissance italienne est perceptible, malgré leurs différences irréductibles. Il faut donc se garder de la tentation de traduire terme à terme les sys- tèmes de personnages et de situations. Ainsi les républicains florentins appartiennent à de grandes familles qui rêvent de retrouver un système qui n’a de «républicain» que le nom, puisque c’est en réalité une oligarchie que l’Empire de Charles Quint a supprimée. Ils n’ont donc pas du tout le même idéal que les républicains de 1830. Mais la pièce aborde par la bande des enjeux contemporains, qui sont transposés dans l’Italie de la Renaissance(2).


Musset se sert du passé pour penser le présent et poser la question politique sui- vante: que faire d’une situation décevante? Ainsi, malgré les parallèles indéniables qui peuvent être faits entre les deux époques – deux périodes instables politiquement, économiquement et socialement pendant lesquelles le peuple s’exprime, durant lesquelles se trament de nombreux complots, où l’ascension des familles bourgeoises se fait progressivement, où la violence urbaine est quasi quotidienne et les valeurs républicaines sont fortes – Musset traduit surtout un sentiment commun à la jeune génération de son époque, à savoir le sentiment de vacuité et l’impression que la politique n’apportera rien de bon à la jeunesse.


Cette thématique résonne fortement aujourd’hui, et comme le souligne le sociologue et philosophe français Edgar Morin dans La voie, pour l’avenir de l’humanité (3) (livre qui accompagne Catherine Marnas dans sa réflexion sur l’état du monde), notre huma- nité vit à nouveau une grande période d’instabilité, mais de manière beaucoup plus complexe. L’illusion d’un progrès conçu comme une loi de l’Histoire s’est dissipée à la fois dans les désastres de l’Est, les crises de l’Ouest, les échecs du Sud, dans la découverte de menaces de tous ordres, notamment nucléaires et écologiques, planant sur toute l’humanité, et l’invasion de l’horizon du futur par une extraordinaire incertitude. Ainsi, la perte d’un futur assuré, jointe à la précarité et aux angoisses du présent, engendrent des reflux vers le passé, c’est-à-dire vers les racines culturelles, ethniques, religieuses et nationales. (...) La crise politique est aggravée par l’incapacité à penser et à affronter la nouveauté, l’ampleur et la complexité des problèmes (4). Cette instabilité rappelle aussi les problématiques qui émergent lors de la révolution industrielle du XIXe siècle, avec une société qui doit faire face à sa propre croissance et une profonde mutation.


Dans Lorenzaccio Musset dénonce également l’inefficacité d’une action individuelle et le manque d’action collective. Cette thématique, toujours d’actualité, demande la prise en compte d’un élément supplémentaire: selon Edgar Morin, les politiques peinent à penser de manière globale et à poser les fondements d’une action efficace, suite aux nombreux bouleversements que la mondialisation a provoqué au sein de la société. Trois époques se rejoignent à travers la pièce de Musset, elles ont en commun, outre une situation politique en mouvement et de profondes remises en question, l’expres- sion de doutes, d’espoirs et de désillusions. C’est là toute la modernité de la pièce et l’un des enjeux de la mise en scène de Catherine Marnas qui s’attache à faire res- sortir d’une œuvre écrite au XIXe siècle les problématiques de la société actuelle.


L'échec de Lorenzaccio


J’ai d’abord voulu tuer Clément VII; je n’ai pas pu le faire, parce qu’on m’a banni de Rome avant le temps. J’ai commencé mon ouvrage avec Alexandre. Je voulais agir seul, sans le secours d’aucun homme. Je travaillais pour l’humanité; mais mon orgueil restait solitaire au milieu de tous mes rêves philanthropiques. Il fallait donc entamer par la ruse un combat singulier avec mon ennemi. Je ne voulais pas soulever les masses, ni conquérir la gloire bavarde d’un paralytique comme Cicéron; je voulais arriver à l’homme, me prendre corps à corps avec la tyrannie vivante, la tuer, et après cela porter mon épée sanglante sur la tribune, et laisser la fumée du sang d’Alexandre monter au nez des harangueurs, pour réchauffer leur cervelle ampoulée. (Acte III, scène 3)


Lorenzo souhaite, par le meurtre d’Alexandre, donner l’impulsion de l’institution d’une république, mais en décidant d’agir seul, son action reste inutile et est vouée à l’échec. Cet échec durera encore deux siècles, car les Médicis règneront jusqu’en 1743. Musset fait résonner ici la situation française, qui au XIXe, après les «Trois Glorieuses» de 1830, connait la Monarchie de Juillet. Louis-Philippe investit le trône et malgré le fait qu’il se dise un «roi-citoyen», très rapidement, dès 1831-32, les insurrections populaires et les oppositions internes son réprimées. Ainsi malgré l’espoir d’une monarchie constitutionnelle plus à l’écoute du peuple, la répression se fait rapidement sentir par le biais d’un pouvoir autoritaire.


Outre son aspect politique, l’échec de Lorenzo est également personnel. Sa fréquen- tation des hommes l’ayant profondément déçu, il ne peut plus croire au collectif et s’engage dans la voie d’un individualisme orgueilleux.


Philippe: Tu aurais déifié les hommes, si tu ne les méprisais.
Lorenzo: Je ne les méprise point, je les connais. Je suis très persuadé qu'il y en a très peu de méchants, beaucoup de lâches, et un grand nombre d'indifférents. (Acte V, scène 2)
Je te fais une gageure. Je vais tuer Alexandre; une fois mon coup fait, si les républicains se comportent comme ils le doivent, il leur sera facile d’établir une république, la plus belle qui ait jamais fleuri sur la terre. Qu’ils aient pour eux le peuple, et tout est dit. Je te gage que ni eux ni le peuple ne feront rien. (Acte III, scène 3, Lorenzo à Philippe)


L’échec personnel de Lorenzo se situe également dans la rédemption que le personnage pense trouver dans le meurtre d’Alexandre et qui ne se produit pas. Songes-tu que ce meurtre, c’est tout ce qui me reste de ma vertu? confie-t-il à Philippe à la scène 3 de l’acte III. Lorenzo souhaite retrouver sa vertu d’autrefois, retrouver une vie qui était alors possible et dont parlent avec nostalgie Marie (la mère de Lorenzo) et Catherine (sa tante) à la scène 6 de l’acte I:
Sa naissance ne l’appelait-elle pas au trône? N’aurait-il pas pu y faire monter un jour avec lui la science d’un docteur, la plus belle jeunesse du monde, et couronner d’un diadème d’or tous mes songes chéris? Ah! Cattina, pour dormir tranquille, il faut n’avoir jamais fait certains rêves. Cela est trop cruel d’avoir vécu dans un palais de fées, où murmuraient les cantiques des anges, de s’y être endormie, bercée par son fils, et de se réveiller dans une masure ensanglantée, pleine de débris d’orgie et de restes humains, dans les bras d’un spectre hideux qui vous tue en vous appelant encore du nom de mère.


Et malgré son désir de rédemption, Lorenzo, comme le lui signale Philippe à l’acte V scène 7, ne change pas(5). Rien ne se produit en lui à la suite de cet acte, aucun changement. Il est déjà trop tard pour revenir en arrière, retrouver l’innocence et la légèreté d’autrefois. C’est ce qu’il pressent déjà à l’acte III lors de sa confidence à Philippe et qui se confirme après le meurtre: sans émotion, Lorenzo subit la fatalité de sa condition et, comme la génération de Musset, se retrouve totalement désabusé. L’action qui devait être le sommet de sa vie, ne sert à rien et Musset scelle définitivement le sort du personnage en le faisant assassiner et en jetant son corps dans la lagune au lendemain du meurtre d’Alexandre (6).


Le double chez Lorenzo


Le personnage de Lorenzo répond aux caractéristiques des héros romantiques. Com- plexe, ambigu, avec des émotions contradictoires, il est à la fois idéaliste et débau- ché, victorieux et vaincu.


La part idéale de Lorenzo se manifeste dans la double perspective du meurtre d’Alexandre de Médicis: dans l’institution d’un régime politique nouveau proche du peuple et républicain, ainsi que dans sa volonté de rédemption. En contrepoint, son caractère débauché s’exprime à travers son mode de vie et la manière dont il va exé- cuter son plan: Lorenzo feint de se complaire dans le vice, il en fait une composante de sa vie quotidienne pour être proche de son ennemi et joue ainsi un double jeu permanent. Philippe lui dit à ce sujet: «Tu as pris, dans un but sublime, une route hideuse» (Acte III, scène 3).


Lors d’un monologue à l’acte IV scène 5, Lorenzo s’exprime lui-même concernant son double jeu et fait preuve de lucidité, se sachant déjà pris au piège de sa propre stratégie :
O Dieu! les jeunes gens à la mode ne se font-ils pas une gloire d’être vicieux, et les enfants qui sortent du collège ont-ils quelques chose de plus pressé que de se perver- tir? Quel bourbier doit donc être l’espèce humaine qui se rue ainsi dans les tavernes avec des lèvres affamées de débauche, quand moi, qui n’ai voulu prendre qu’un masque pareil à résolution inébranlable de rester pur sous mes vêtements souillés, je ne puis ni me retrouver moi-même, ni laver mes mains, même avec le sang!


Dans son double jeu, Lorenzo va encore plus loin en se faisant passer pour un homme peureux et inoffensif alors qu’il prépare le meurtre du Duc et qu’il l’assassinera par l’épée. À l’acte I scène 4, lorsque Lorenzo feint de s’évanouir au moment de se battre, le Duc parle de Lorenzo en ces termes: «plus fiéffé poltron! une femmelette, l’ombre d’un ruffian énervé! un rêveur qui marche nuit et jour sans épée, de peur d’en apercevoir l’ombre à son côté!» ou encore «la seule vue d'une épée le fait trouver mal. Allons, chère Lorenzetta, fais-toi emporter chez ta mère.»


Lorenzo peut également être vu comme un double de Musset. Pour ce point, nous vous proposons de lire les citations tirées de La Confession d’un enfant su siècle en page 17 du dossier .


  • 1 La scène historique, comme son titre l’indique, se base sur un événement historique et se définit comme un objet théâtral, sans pour autant être destiné à la représentation.
  • 2 NAUGRETTE Florence, Le théâtre romantique, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points, 2001, p.214
  • 3 Éditions Fayard
  • 4 MORIN Edgar, La Voie – Pour l’avenir de l’humanité, Paris, Fayard, 2011, p. 20-22
  • 5 «Vous n’êtes pas changé»
  • 6 Dans la réalité, Lorenzo meurt le 26 février 1548, soit 11 ans après le meurtre d’Alexandre (le 6 janvier 1537).

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