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Couverture de Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne

Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne

de Jean-Luc Lagarce


Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne : Une oeuvre majeure de l'ironie

par Maryse Adam-Maillet

Définition de la réécriture comme ironie
Au total, la réécriture procède donc d’une combinatoire, par juxtaposition et superposition de plusieurs sources énonciatives, pour fabriquer une dialectique, soit une tension résolue par un retournement réflexif. Il ne s’agit pas seulement de nier et de neutraliser une doxa abominable, il y a changement de nature de l’objet devenu art : il exige une lecture consciente d’elle-même, une lecture qui interroge ses choix, mette en mouvement l’intelligence et la sensibilité du lecteur, puis du dramaturge et du comédien. L’ironie est le nom de cette dynamique millimétrée, chargée de dévoiler l’inhumain et le sacrifice terrifiant qui fonde l’ordre social, sans que sa vision nous pétrifie. Comme un bouclier forgé à l’effigie de la Gorgone, l’ironie nous protège du désespoir et de l’angoisse par le sourire. Nous restons ici au plus près de la tentative relativiste des Lumières : le regard distancié sur la société bourgeoise défunte du capitalisme d’entrepreneur, aujourd’hui remplacé par le capitalisme financier, nous permet aussi d’évaluer la facticité mortelle de nos propres usages sociaux contemporains, d’entrevoir la violence fatale que subit l’être affrontant aujourd’hui de nouvelles formes de réduction, toujours aussi violentes.


Bref, en simplifiant, tout se passe comme si le texte organisait surtout la résonance entre trois instances, trois voix, trois langues, trois sources discursives :
Le noyau monosémique staffien, où le discours adhère totalement à lui-même, sans remise en cause de ses fondements. La langue est plate, tenue, correcte, avec quelques afféteries archaïsantes qui se croient autant de signes d’« aristocratisme ». La destinataire visée est semblable à l’auteure, niaise alter ego partageant ses goûts, ses désirs contenus, ses valeurs inavouables ;
2° et 3° les commentaires interne et externe de ce noyau, qui l’imitent en l’interprétant et en le dénonçant simultanément. La première voix est diabolique, elle extirpe l’implicite du mal ; la seconde est démonique, l’insupportable se ruine lui-même, la conscience morale mène le jeu, et cette conscience l’emporte au finale en maîtrisant, en englobant la totalité du dit et du dire.
Le discours commentatif fonctionne le plus souvent avec deux catégories de destinataires : de supposés bourgeois avec un cerveau de primates et des lecteurs/spectateurs qui ne peuvent que refuser de s’identifier à une image aussi dévalorisante. Le dressage éclate, par exemple, dans le minuscule ajout au long descriptif de la cérémonie de baptême : « enfin, ils (parrain, marraine) reçoivent de la main droite, toujours, un cierge allumé qu’ils doivent bien évidemment rendre, après que le prêtre a béni l’enfant. » ou bien « Ces sommes sont contenues dans des sacs de dragées. Il suffit de fouiller avec soin. », etc. À ce niveau, Lagarce mime la langue de la mécanique sociale, de la stéréotypie, de la répétition à l’identique, de l’imbécile préjugé, une langue bavarde, à répéter et non à penser. Elle se marque de répétitions, de tautologies, de formes télégraphiques, quasiment écholaliques du discours dominant à l’époque de la baronne. Comme une machine, elle concatène les clichés, réitère les lieux communs (une des techniques pour les faire percevoir est évidemment de les répéter en changeant les contextes : * « les héros du jour, ah ! »). Ce langage croit réfléchir quand il calcule, pense célébrer la pompe lorsqu’il chorégraphie les ballets des cortèges chez Guignol (cf. le paradigme récurrent des appariements et l’aspersion du mariage). Tout ce qui est humain lui est étranger, il conditionne pour les nier émotions et amour, voue un culte à l’évidence qui naturalise le monde et le prive de son mystère. Elle dit le triomphe de l’idéologie, la bêtise, l’absence de culture, dont Victor Hugo, le Théâtre-Français (!), l’Opéra et les Variétés forment le paradigme. C’est la langue de l’aliénation staffienne, du rire des dindes (deux didascalies), des rêves confisqués par le pouvoir, des institutions qui font de la virginité des filles un capital, qui vendent et achètent les corps, assèchent les cœurs, au plus près de la définition anarchiste du mariage comme prostitution légale. Tentée par un eugénisme glaçant, elle jette les pauvres hors du jeu social et de l’humanité après avoir jeté « aux enfants assistés des dragées et la desserte de la table » ; « je crois même pouvoir dire qu’il est préférable, d’une manière générale, qu’un homme dont la position est médiocre ne s’offre pas comme quoi que ce soit, parrain, fiancé, père de famille, etc. C’est mieux. »
Bien entendu, en ne cessant de se dévoiler et d’exhiber ses rouages, la dénonciation, déjà mise à distance par le fait qu’il s’agit d’une autre époque, s’englobe elle-même dans l’entreprise de dérision, dans un univers langagier où se prendre au sérieux, c’est être mort.


Extrait de Lire un classique du XXè siècle : Jean-Luc Lagarce
édité par le SCEREN-CRDP Franche-Comté et Les Solitaires Intempestifs