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Couverture de Le Pays lointain

Le Pays lointain

de Jean-Luc Lagarce


Le Pays lointain : Synopsis du texte par l'auteur

En réponse à la commande d'écriture passée par F. Le Pillouër (directeur du théâtre de Rennes), Jean-Luc Lagarce écrivit à son intention un long synopsis du projet. Le texte est daté du 17 octobre 1994. Il ne s'attelera véritablement à l'écriture du Pays lointain que l'été suivant.

De 1977 à 1997. En 1977‚ j’ai vingt ans‚ et en 1997‚ j’en aurai quarante‚ sans aucun doute‚ logique.
Le journal de ces vingt années-là‚ le feuilleton de ces vingt années. De la fin de l’adolescence‚ le début de la vie d’homme jusqu’à la maturité‚ le milieu de l’existence.
Le récit de toutes ces années‚ l’histoire sans histoire d’un homme dans la France de ces vingt dernières années‚ les rencontres‚ la famille‚ les amis‚ les amours rencontrées et vécues‚ le travail et les aventures.
Le roman.
On regarde‚ on imagine ce que sera sa vie‚ on croit la voir devant soi‚ et peu à peu‚ la vivant‚ on se retourne lentement sur soi-même‚ on observe le chemin parcouru‚ l’éloignement lent et certain qui nous mena là où nous sommes‚ aujourd’hui‚ du pays lointain d’où nous sommes partis.


(...)


C’est le récit de l’échec‚ le récit de ce qu’on voulut être et qu’on ne fut pas‚ le récit de ce qu’on vit nous échapper. Et la douleur‚ oui. La douleur‚ mais encore‚ peut-être la sérénité de l’apaisement‚ le regard paisible porté sur soi-même – à quoi bon ? – au bout du compte.


(...)


Les personnages‚ ceux qu’on rencontre‚ qu’on voit‚ qui interviennent‚ les personnages évoqués‚ leurs voix‚ juste la photographie‚ toute la multitude des gens rencontrés‚ croisés‚ une nuit‚ une heure‚ dix minutes‚ ou avec qui on partagera tout‚ presque tout‚ dix ou vingt années entières‚ ceux qu’on ne put retenir plus qu’un regard et ceux avec qui on « fit » sa vie. La foule des autres – essentiels‚ à peine entraperçus‚ ceux-là qui sont tous les autres personnages de notre vie.
Des gens sur la scène. Certains jouent plusieurs rôles‚ plusieurs personnages‚ une multitude de personnages.
La voix d’autres personnages‚ juste leurs voix.
Les images‚ vidéo‚ les films d’autres‚ les mêmes aussi parfois.
La photographie de personnages encore‚ là‚ posée sur le mur.
Et les personnages évoqués par les autres‚ ceux-là qui existeront par le récit des autres.
Tous‚ là‚ qui font la vie d’un seul homme durant vingt années. Et chacun encore‚ renvoyant à la multitude des gens croisés à nouveau‚ et ainsi encore‚ à l’infini. D’un seul homme‚ sans qualité‚ sans histoire‚ tous les autres hommes.


(...)


Trois parties‚ trois mouvements.
La Famille.
L’Amour.
La Guerre.
Et chaque mouvement continuant sa ligne‚ sa résonance‚ en filigrane des autres.
Et toujours encore‚ conduisant sa propre histoire‚ parmi les familles‚ les amours et les guerres‚ le travail.


(...)


Les livres‚ la trace des livres‚ les films‚ le souvenir des films‚ les musiques‚ les spectacles‚ une ou deux scènes encore du théâtre.


(...)


Des groupes‚ des choeurs‚ des bandes‚ des vies parallèles dans la vie elle-même. La Famille‚ celle-là dont on hérita ou qui hérita de vous. La Famille qu’on voulut se choisir‚ la famille secrète‚ celle-là qui parfois ne sait même pas qu’on se la construisit sans bruit. L’arrangement.
La Troupe‚ le théâtre‚ ceux-là avec qui on travaille‚ avec qui on construisit le travail‚ « mine de rien ». L’Entreprise.
Les Femmes. Parfois se mettent ensemble‚ la mère‚ la soeur‚ les rares amantes et les bonnes amies‚ le choeur des filles‚ les épouses des hommes aimés et les infirmières et les actrices encore jouant leurs rôles. Les ricanements généreux des femmes quand peu à peu l’histoire ne paraît plus vouloir être qu’une histoire d’hommes.
Les Garçons‚ tous les garçons‚ ceux-là croisés quelques minutes‚ une heure ou deux‚ une nuit‚ jamais revus ou salués encore sans avoir jamais rien construit. Les bons camarades‚ les petits frères et les guerriers. La sexualité furtive et les grands romans la nuit dans les rues des villes.
Les Amants. Les deux ou trois histoires d’amour‚ ceux-là avec qui on bâtit sa vie‚ on aurait bien voulu‚ les deux ou trois phares‚ à peine‚ de l’existence.
Louis‚ donc‚ le narrateur‚ celui-là qui raconte. Un voyageur incapable‚ immobile.
Longue Date (c’est son nom)‚ l’ami de longue date qui toujours surveille et protège et ne laisse pas partir l’histoire vers le drame‚ jamais‚ ne veut pas‚ et qui toujours encore‚ continue sa propre vie‚ ne pas le voir juste là mais l’imaginer dans son histoire à lui‚ sans qu’on n’en sache jamais rien. C’est lui le fil conducteur de toutes ces années ; était là avant et sera là après‚ probable.
Les Morts. Et pas toujours tristes et n’apportant pas toujours la tristesse et la douleur. Revenants‚ c’est le mot. Revenant et protégeant les vivants de leurs petits travers‚ et jouant entre eux‚ commentant l’action et se permettant de l’influencer‚ d’influer sur le cours des choses. Des autres groupes‚ on peut revenir mort et continuer de jouer son histoire‚ indestructible.
Et un enfant‚ parce que tout de même‚ prenant le relais et se mêlant de tout‚ prochain Louis...


(...)


Distribution (ceux-là sur le plateau).
Louis.
Longue Date.
Un garçon‚ tous les garçons.
L’Amant.
La Mère et toutes les autres femmes plus âgées.
Hélène et toutes les autres femmes de son âge.
Le Père‚ vivant d’abord et mort ensuite.
L’Amant‚ vivant d’abord et mort ensuite.
L’Enfant.


(...)


Les voix‚ les images vidéo.
La Famille tout entière.
Tous les garçons‚ à peine un mot parfois‚ juste une image même et de longs récits à d’autres moments.
La Télévision des vingt dernières années‚ toutes les nouvelles du Monde.
Les Acteurs‚ les Actrices.
Les Médecins.
Les Morts peu à peu dont les voix s’éloignent.


(...)


Des scènes.
La décision de revenir à son pays lointain‚ de revoir ce qu’on quitta‚ ce qu’on avait promis de ne jamais revoir‚ dont on disait se moquer et que soudain‚ il est essentiel d’aller revoir‚ à l’heure de sa fin‚ l’heure de sa mort‚ revenir à son début.
Le repas de famille. On a vingt ans‚ et ce qu’on voudrait vivre‚ on ne saurait le vivre et pas même le dire‚ on est là‚ dans l’atmosphère bienheureuse‚ comme cela qu’on dit‚ et on attend son heure. On danse‚ c’est la fin de l’après-midi‚ après avoir poussé les tables.
Le Voyage en Italie. Et la courte scène où un homme de quarante ans‚ avant de vous emporter chez lui‚ vous explique un tableau du Caravaggio et où vingt années plus tard‚ marchant péniblement‚ on retourne au même endroit et on sourit de soi-même. Celui-là‚ toujours la même question‚ où est-il désormais et se souviendrait-il seulement ?
Le cours de théâtre dans le conservatoire national de région. Le groupe des sans-emploi. Hélène et Longue Date pour la première fois. La jolie scène fondatrice où on se dit qu’on s’aimera toujours‚ oui‚ mais pas de la même manière. L’un ment et l’autre triche.
Le repas de famille‚ dix ans plus tard où on ne dit plus rien‚ on est devenu un homme secret‚ si bavard en général et si soudainement muet. On ne dit plus rien de ses amours. La négation admise. On renonce à revenir‚ c’est ce jour-là.
Les nuits dans les rues de Paris et les petits matins à se reconduire chacun chez soi. Longue énumération des prénoms‚ des rues‚ des lits‚ juste un ou deux petits signes dont on se souvient encore si longtemps plus tard. Toutes ces années‚ de minuit à sept heures et dormir le matin et se lever pour écrire. Et n’être jamais rien.
Amsterdam. Berlin. Hambourg et toute la violence‚ les derniers temps. Racontée aussi‚ comme étrangère‚ et comme la volonté butée de se détruire soi-même‚ de ne plus s’admettre.
La première visite à l’hôpital. Scène burlesque.
Le mariage de Longue Date avec Hélène. Scène de repas et nouvelle scène de famille‚ nouvelle famille. On danse‚ c’est la fin de l’aprèsmidi‚ après avoir poussé les tables.
Long monologue d’un des petits frères tentant de vous retenir et de vous expliquer une nuit‚ dans un bon grand lit‚ combien‚ tout enfant qu’il est‚ il prendrait soin de vous. Vous seriez moins triste.
Le Père‚ malade lui aussi et Louis. Scène elliptique.
Scènes de répétitions. Extraits de pièces. Hélène et Longue Date dans les rôles principaux. L’Échec intime. La Réussite sociale. Discussion d’argent.
Hélène attendant un bébé.
Mort du Père. Juste un coup de téléphone.
Rencontre fortuite de l’Amant. Et abandon. Celui-là‚ on aurait pu le croire‚ comme les autres‚ juste de passage.
Seconde rencontre de l’Amant. (C’est juste avant la fuite vers l’Allemagne et on manque presque de ne pas partir.)
Le téléphone‚ les scènes au téléphone. Les lettres échangées.
La vie commune et la mort doucement faisant sa course‚ sans qu’on puisse imaginer lequel quittera l’autre le premier. Le Vainqueur. « On était là et on se surveillait... »
Le deuil. Scène de repas après la mort de l’Amant. On parle d’autre chose‚ c’est l’expression consacrée...
L’arrivée dans le nouvel appartement et au milieu des cartons‚ s’écouter un disque.
Le groupe complet des médecins‚ toute la troupe‚ vous expliquant la suite‚ ce qui vous attend. C’est l’époque où on répète Le Malade imaginaire de Molière. Beaux costumes de part et d’autre.
Hélène et Longue Date et l’Enfant en visite.
L’Amant mort et Louis‚ tard dans la nuit‚ se parlant à voix basse comme dans les pensionnats et prenant des bains chauds dans une baignoire trop petite.
Et Longue Date et Louis‚ vingt années après s’être parlé pour la première fois‚ ne se disent presque plus rien. Juste être côte à côte‚ sans mentir‚ sans tricher. Tout est exact.
Le retour. La décision de revenir. Et ce repas encore‚ le dernier‚ avec ces deux familles‚ celle-là d’origine et celle-là construite et les Morts encore‚ se promenant‚ ce dimanche calme‚ parmi les paisibles tricheries des vivants. On danse‚ c’est la fin de l’après-midi‚ après avoir poussé les tables. Louis est assis sur une chaise et il regarde.

Jean-Luc Lagarce

17 octobre 1994


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