theatre-contemporain.net artcena.fr

Couverture de La Tigresse

La Tigresse

de Gianina Cărbunariu

Texte original : Tigrul Sibian traduit par Alexandra Lazarescou


Temporairement contemporain n°1

De l’Aristophane des Oiseaux au Rostand de Chantecler, en passant par le La Fontaine des Fables et le Victor Hugo de La Forêt mouillée, nombreux sont les auteurs à s’être laissés séduire par l’idée de mettre en scène des animaux afin d’en faire les personnages d’un spectacle haut en couleur. Avec sa Tigresse, la Roumaine Gianina Carbunariu peut parfaitement prétendre à prendre place dans cette grande tradition littéraire.


À travers les siècles et les cultures, les bêtes de scène sont souvent des allégories chargées de représenter les vices et les vertus de l’espèce humaine. Dans cette opéra- tion poétique, la nature bestiale se dissout généralement dans la satire (que l’on pense au Rhinocéros de Ionesco, par exemple). Pour autant, l’imaginaire animalier s’im- pose avec une puissance singulière et certains animaux littéraires (Renart, Moby Dick, Croc-Blanc, Babar, etc.) impriment sur notre esprit une empreinte comparable à celle de Don Quichotte ou de Madame Bovary... C’est que, même présenté sous une forme conventionnelle, l’animal ne se réduit jamais à un simple costume.
Dans La Tigresse, l’animalité est moins l’apanage d’un rôle titre que l’on ne voit jamais que celui de divers pen- sionnaire du zoo et de quelques oiseaux qui ont eu l’heur de le croiser. Ceux-ci se mêlent avec beaucoup de « natu- rel » aux humains (chauffeur de taxi, touristes, retraité, médecin, employés de banque...), rendant théâtralement crédible l’utopie d’une société qui abolit la frontière, réputée irréductible, entre les espèces. Ce qui fait le lien entre tous ces personnages, c’est évidemment l’usage partagé du langage. Dans cet univers utopique et quelque peu cauchemardesque, les animaux ne se gênent pas pour critiquer les hommes : « Tu ne peux pas t’entendre avec les hommes. Ils se vantent d’être plus éclairés que nous, d’être civilisés, de ne pas être... des animaux. Mais une telle civilisation, non merci ! ».
C’est bien de civilisation qu’il s’agit. L’action se situe dans une ville « comme devrait être toute ville européenne qui se respecte ». La société qui transparaît dans La Tigresse ressemble fortement à la Roumanie contemporaine.
Des sans-abri consomment de l’alcool à 90° qu’ils coupent avec de l’eau pour ne pas devenir aveugles. La population immigrée sert, ici comme ailleurs, de bouc-émissaire (« C’est du Sud que nous viennent tous les problèmes aujourd’hui »). Interviewés à la télé, des touristes véhi- culent des clichés et sont, comme toujours, à côté de la plaque. Un fauve échappé de sa cage constitue, bien sûr, un excellent fait divers. Aussi, toute la pièce se présente- t-elle sous la forme d’un documentaire dont le scénario est plus ou moins truqué. L’enchaînement de séquences hétéroclites sur un rythme enlevé reconstitue l’histoire de Mihaela la tigresse, dont la figure fugitive se développe comme une sorte de grande métaphore. La ronde des personnages, chacun décrivant sa propre expérience, donne à la pièce le tour et l’élan d’une ritournelle ou d’une comptine. Mais ce conte télévisé parle de choses tout à fait sérieuses : l’urbanisme, les SDF, la délinquance juvénile, les bas salaires, le crédit bancaire...
Que se passe-t-il lorsque quelqu’un (homme ou animal) qui se morfond en captivité se libère pour « voir le monde » ? Tonton Costica, le gardien du zoo l’exprime très bien lorsqu’il s’adresse à la tigresse pour la mettre en garde : « Mon petit chou, tu ne sais pas ce que c’est la liberté. Tu es née en captivité. Tu n’as pas les réflexes pour te défendre, pour te débrouiller. Et eux ils ne prennent pas le temps de discuter, ils t’exécutent, un point c’est tout. En plus, tu ne connais pas la langue (...) Les gens aiment venir te rendre visite, mais n’aiment pas qu’on leur rende visite. » Au théâtre documentaire, tel qu’il est si souvent pratiqué, depuis quelques années, en Europe occidentale, La Tigresse roumaine oppose la résistance d’un « documenteur », renouant avec la tradition de la féerie. On est bel et bien au théâtre, mais ce théâtre est une arche de Noé.

Olivier Goetz
Journal de la Mousson d'été, N°1, 2014

Olivier Goetz

22 août 2014


imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.