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La Récolte n° 1 : Questions à Suzie Bastien

par Marilyn Mattei

Extrait de l'article


Lyon. 14 mars 2019. 22h43


J’ai souhaité, dans le cadre de la revue, faire un entretien croisé avec toi pour deux raisons : la première, c’est parce que je ne te connais pas du tout, la seconde, parce que ton texte Sucré Seize (huit filles) dont des extraits sont diffusés dans la revue, parle de l’adolescence et que c’est une thématique que je partage avec toi.
Pour commencer notre entretien, je souhaiterais commencer par un petit jeu : celui de l’autoportrait. Les consignes sont très simples : le rédiger à la troisième personne du singulier, me dire ce que tu aimes, ce qui te révolte, ce à quoi tu rêves, comment l’écriture est venue à toi ou inversement, et bien plus encore. Tu peux y mettre ce que tu veux, et bien évidement me mentir aussi (il n’y a que ton prénom qui doit être vrai).


15 mars 2019. 22h27


Suzie Bastien. – Posséder les mots c’est assurément dominer son cerveau, son cœur, ses os. Avant ça elle était touriste, visitait les mots comme des pays. Commencé avec la Comtesse de Ségur, croyait que les fillettes françaises portaient toutes des caracos, habitaient des châteaux, recevaient le fouet lorsqu’elles désobéissaient. Adolescente, pour oublier un milieu sans aspérités, elle s’engouffrait goulûment dans les œuvres des Russes : tombait en disgrâce avec Raskolnikov, prenait le train avec Karénine, se consumait d’amour avec Mychkine. Jeune adulte, découvrait les féministes américaines, s’imaginait comme elles entourée d’amies bavardes dans des salons couverts de coussins à boire du chianti en écrivant des manifestes. Le souffle des storytellers au sud de Montréal lui faisait passer des heures, enfermée à tenir des briques feuillues jusqu’à l’aube : Styron, Irving, Ellis, Tartt. Puis, la folie et l’enfance de Réjean Ducharme l’avaient transfigurée (il écrit ce que je veux dire). Le Québec poétique déterrait Gauvreau, Uguay, Yvon. Elle respirait, s’asseyait au bord du monde : Garcia Marquez, Pavese, Ajar, Duras, Hesse, Hansum, Dagerman, Nin. Quel vertige ! Comment maintenant entrer en écriture ? Où se trouvait la faille par laquelle on pouvait accéder à l’envers des choses, écrire plutôt que lire ? Des mots surgissaient, mais c’était ceux de quelqu’un d’autre. Suzie en hétéronyme, comme Pessoa, quelle prétention. Ça cognait dans le ventre. Rien de plat, rien qui venait des pages. Ça disait, dans une sorte de boîte enchantée. Avec des inconnus qui écoutaient. Elle lisait de moins en moins. Tous les mots accumulés depuis ses premières lectures, tous les mots déposés dans ses organes, tous les mots fleurissaient. Elle en faisait des bouquets, sorte de jeu archaïque des paroles formées d’abord sur papier et qui nécessitent la scène. Pendant des décennies. Et maintenant qu’on préfère adapter des romans ou des films, qu’on écrit directement sur le plateau, elle se demande si elle doit poursuivre.


24 mars 2019. 20h18


Tu me dis que tu te demandes si tu dois continuer d’écrire face aux adaptations multiples au théâtre et par rapport à l’écriture de plateau. Peux-tu me faire un petit état des lieux, selon toi, de l’écriture dramatique au Québec ? Les auteurs contemporains sont-ils bien représentés ? Penses-tu que le théâtre n’a plus besoin d’auteur dramatique ?


Suzie Bastien. – Au Québec, les auteurs et autrices sont plutôt bien représentés.es, compte-tenu du petit bassin dans lequel nous surnageons. Le théâtre ne sort toutefois pas trop des grandes villes ; la décentralisation n’a ici jamais eu cours. Mais au-delà de ces considérations de diffusion, je pense qu’il y a de la part des directions des principaux théâtres un intérêt face aux nouvelles voix, pour autant que celles-ci remplissent leurs cahiers des charges : parler à cette génération que tous courtisent, être réalistes et cinglants. Pas de poésie, surtout pas. Le Québec aime ses selfies théâtraux, adore se voir jeune, cynique, moralisateur, branché sur l’actualité. Ça pérore avec assurance, dans une belle unanimité. Je parle de ce qui triomphe, pas de ce qui cherche et grouille et meurt à petit feu faute de subventions. Je ne parle pas de ce qui tente de hurler avec des mots étranges, de ce qui dit le corps malade ou la laideur ou le dur désir de durer malgré le continent de plastique ou le capitalisme. Je ne reconnais pas mes semblables, tout au plus j’y vois l’image glacée et glamour d’une faune carnassière et exsangue. Je pense arrêter tous les jours. Ne pas écrire, ou bien écrire autre chose, probablement une poésie obscure et déprimante. Mais, tant pis pour mes velléités de poétesse, ça parle immédiatement. Ça profère, argumente, supplie, harangue. Je voudrais que cela soit autrement. Pour répondre à ta question, je pense que le théâtre – et le monde – ont surtout besoin de poésie.


26 mars 2019. 22h49


Peux-tu me dire ce qu’est pour toi la poésie ? Si tu devais me donner une définition, quelle serait-elle ? As-tu toujours écrit de cette façon-là ?


Suzie Bastien. – Oh là là quelle question ! Faut dire que je l’ai bien cherché.


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