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Couverture de Juste la fin du monde

Juste la fin du monde

de Jean-Luc Lagarce


Juste la fin du monde : Différentes versions du prologue

Commentaires et pistes de travail

proposées par Gilles Scaringi, professeur de Lettres et formateur.

1 – Analyse comparative des différents traitements dramaturgiques


La mise en scène de Joël Jouanneau


Dans la mise en scène de Jouanneau, la toute première de Juste la fin du monde, l’espace est vide. Un mur blanc. Louis est debout, seul, côté cour, presque adossé au mur. Il est vêtu d’un tee-shirt et d’un pantalon noir. Cette simplicité vestimentaire souligne la spontanéité de son initiative : aller vers les siens. Le débit est lent, le ton parfois monocorde, sauf sur la fin lorsqu’il affirme sa volonté d’« être son propre maître. » Chaque mot est pesé, prononcé avec une grande précision, le poing gauche toujours serré. On note le déplacement de Louis vers le milieu de la scène, face au public, très près. Aucun effet spectaculaire. Un éclairage blanc. La voix toujours posée, il semble habité seulement par la volonté de « dire sa fin prochaine et irrémédiable. » Ce dénuement extrême de l’espace, ce jeu quasi statique, cette voix résignée non exempte de gravité inscrivent le personnage dans un rapport frontal au public qui reçoit cette parole. Confidence ? Effet d’annonce ? Justification ? Ce parti pris interroge autant le discours lagarcien que le public. Un tragique implicite ?


La mise en scène de Cédric Revollon


La mise en scène de Cédric Revollon emprunte un tout autre chemin. La scène est plongée dans le noir, et l’on entend Louis dont la voix, jeune, apaisée, presque lointaine déchire peu à peu le silence. La lumière apparaît progressivement sur la phrase de « l’unique messager », et des personnages sont visibles sur la réplique : « toi, vous, elle, ceux-là encore que je ne connais pas ». A jardin, on aperçoit Louis de profil face à Suzanne. Catherine est au milieu regardant le public, et la mère, côté cour, de dos, face à Antoine qu’on devine dans la pénombre. Ils sont tous debout sur un plateau nu, devant une tenture translucide. La dramaturgie du prologue procède par étapes successives comme dans un cérémonial qui rappelle un peu certains films de Carné ou de Clouzot : assiste-t-on à une veillée funèbre ? A des retrouvailles tenues secrètes ? A un mystérieux lever de rideau ? Toutes les hypothèses sont ouvertes tant l’expression du retour prend une dimension qu’on pressent tragique. La lumière finit par révéler les autres personnages de la pièce, tétanisés par le discours de Louis.


La mise en scène de Jean-Charles Mouveaux


Chez Jean-Charles Mouveaux, l’espace est occupé par les cinq personnages de la pièce, assis sur des chaises, face au public, les mains sur les genoux ou les bras croisés. Eclairés de face, ils sont « introduits » par une sorte de concerto pour piano dont on entend les dernières mesures. Sur la note finale, Louis se lève imité par les autres pendant que la lumière s’éteint. Noir. On entend les premiers mots du prologue, et la lumière apparaît lentement. Louis est seul éclairé. Il porte un manteau. Il s’adresse directement au public, très près là aussi. Les mains presque offertes, il annonce cette « mort prochaine et irrémédiable », de manière évidente. La diction ne trahit aucune hésitation. Le ton est assuré. A la fin du prologue, long silence pendant que la scène est peu à peu gagnée par la lumière. Et l’on voit Louis entouré des siens, se tournant d’abord vers Suzanne et Catherine à sa droite, puis vers Antoine, à gauche, en retrait, puis regardant le public avant de se diriger vers la Mère. J.-C. Mouveaux a isolé le prologue dans un espace-temps à la fois mimétique et symbolique. La petite musique d’introduction n’est pas sans ironie. Parodie de générique de film, là aussi, avec son côté fleur bleue (métonymie des retrouvailles familiales par l’alignement des chaises sur lesquelles les personnages nous font face, « nous font la gueule »), puis symbolisme de la mort latente par l’envahissement du noir troublé par la voix de Louis (d’outre-tombe ?). Ce sont les deux axes à partir desquels se déroule « la fable du langage » et qui viennent mettre à distance la représentation elle-même.


La mise en scène de François Berreur


C’est aussi par une autre mise à distance du texte que François Berreur met en scène le prologue. Diamétralement opposé au Louis de Jouanneau, celui-là a tout du Monsieur Loyal (costume sombre- chemise blanche-nœud papillon genre smoking, gestuelle, mimiques, surgissement sous les applaudissements du public). Nous sommes bien dans « la représentation » de ce que Louis va annoncer aux siens. Le spectacle proprement dit adviendra derrière le rideau une fois celui-ci levé ! Donc, pas d’identification possible de Louis avec le « vrai Lagarce » (l’âge et la rondeur d’Hervé Pierre rendant tout rapprochement improbable). Préjugé que François Berreur voulait réduire à néant. C’est réussi. Eclairé par une découpe, Louis en une sorte de « Music-hall performer », dans un one-man-show à l’américaine annonce sa mort prochaine, presque gaiement. Le jeu est volontairement cabotin mais toujours contrôlé, avec moulinets de bras et pas de danse esquissés, petits sourires en coin, regards complices. Louis s’adresse au public mais aussi « aux siens » qui attendent, derrière le rideau, le moment d’entrer en scène. La diction du comédien est d’une grande clarté. Tous les mouvements du prologue (flux verbal, effets d’attente, reprises, autocorrection, apartés) sont dits avec une maîtrise parfaite de la partition musicale, du phrasé, de la respiration, le timbre de voix contribuant à placer ici ou là ce qu’il faut de gravité sous le masque de l’amuseur public. Le rideau finit par s’ouvrir sur la façade d’une maison devant laquelle patientent Suzanne, Catherine, Antoine et la Mère. Un silence bercé par quelques notes de cordes, et Louis s’avance parmi eux. On note ici que le prologue reprend sa fonction intrinsèque d’informer le spectateur sur le statut tragique du personnage (Louis sait qu’il va mourir), mais la distanciation permet d’évacuer tout sentimentalisme. Jusqu’au rire ?


La mise en scène de Gilles Lefeuvre Kirally


Gilles Lefeuvre Kirally a choisi le parti du réalisme. Le prologue, quasi scénarisé, s’ouvre sur un film projeté sur un écran en fond de scène. Louis, enfant, entouré de ses parents, de son frère et de sa sœur, se voit remettre un cadeau sur l’air de « Joyeux anniversaire » autour de la table familiale. Le film s’arrête et l’on aperçoit Louis adulte dans la pénombre, assis sur une chaise, presque négligemment. Il est de dos. Sur la phrase « comme on ose à peine bouger… », il se tourne vers le public, toujours assis sur sa chaise, devant une table. La lumière révèle un homme encore jeune, qui attend. Clin d’œil au Providence de Resnais ? Le débit est plus rapide, presque sans nuances, le ton assuré, un peu comme quelqu’un qui vient régler un compte. Sur les derniers mots du texte, la lumière s’éteint progressivement. Au début de la scène 1, Louis, en tenue de ville, est devant Catherine se prélassant dans une chaise longue. Le dispositif consiste en une reconstitution matérielle « d’un dimanche en famille » (table, fauteuil, téléviseur à même le sol, frigo, lampadaire allumé, pot de fleurs, petit mobilier, dans une sorte d’intérieur-extérieur un peu kitsch). Suzanne surgit, apostrophant Louis pour lui présenter sa belle-sœur pendant qu’Antoine qui était resté assis, en retrait, se lève pour traverser la scène. Louis donne l’impression de déranger la tranquille habitude de ce dimanche en famille. Quelle va être la réaction des uns et des autres ? Effet de surprise garanti…


La mise en scène de Michel Raskine


Enfin, la mise en scène de Michel Raskine présente un prologue épuré, sans effets ni pathos. Une musique stridente introduit Louis qui annonce « Prologue », pendant qu’un immense portrait de lui (vidéo ?), torse nu, apparaît en fond de scène et disparaît aussitôt sur un mouvement de bras circulaire du comédien. Un peu tendu, il est seul face au public, dans un élégant costume-cravate chemise blanche. Le sol est jonché de cartes postales (les fameuses cartes « elliptiques » de Suzanne). La Mère est assise derrière lui dans un fauteuil rouge, les jambes croisées. Elle écoute. Les mots sont dits avec une extrême économie de moyens qui respecte à la lettre les mouvements du texte. Aucun maniérisme dans la diction, parfaitement pure. Aucune nuance particulière dans la voix, très assurée, ne vient trahir la moindre émotion. L’adresse est à peine changeante sur les mots de la fin (« toi, vous, elle, ceux-là encore que je ne connais pas »), un mouvement de bras ébauché vers la mère, un regard en haut vers les spectateurs accompagné d’un geste amical de la main.



2 – Questionnement pédagogique avec les élèves


A - Le traitement des costumes, de l’espace et de la lumière


- Comment les différents espaces de jeu sont-ils exploités par le comédien ? Qu’est-ce qui permet de les différencier ? Quels « matériaux » scéniques sont utilisés ? - En quoi les costumes sont-ils connotés ? Etablissez une comparaison entre les différentes propositions. - En quoi l’éclairage est-il signifiant ? Pourquoi le noir, dans certains extraits, précède-t-il la parole de Louis ? Quel en est l’effet recherché ? - Quelle comparaison pouvez-vous faire entre un monologue en situation (présence d’un ou plusieurs personnages) et un monologue hors temps ? Quelles conclusions en tirez-vous sur les intentions du metteur en scène ? - Comment analysez-vous la présence du rideau de fond scène ? - L’éclairage peut-il être connoté dans certains extraits ? Lesquels


B – La direction du comédien


- Dans la quasi-totalité des extraits, Louis est debout. Dans quel extrait est-il assis ? pourquoi ? - Le jeu statique correspond-il à l’idée que vous vous faites de ce que Louis doit annoncer ? - Dans un extrait, Louis est vêtu de façon très banale : quelle interprétation pourriez-vous en faire ? - Le travail sur la gestuelle vous paraît-il ajouter du sens ? Dans quels extraits ? Pourquoi ? - Selon vous, le phrasé du prologue est-il toujours respecté ? Dans quel(s) extrait(s) l’est-il moins ? Faut-il y voir une intention du metteur en scène ? Laquelle ? - En gardant le texte sous les yeux, visionnez chacun des extraits pour affiner votre jugement.


C – Les partis pris de mise en scène


- Dans chacun des extraits, pourriez-vous justifier le parti pris de mise en scène ? Lequel ? Pourquoi ? - Certains partis pris vous paraissent-ils correspondre à l’idée que vous vous faites de la lecture du prologue ? - L’utilisation d’éléments externes au plateau (la vidéo par exemple) vous paraît-elle éclairer le texte ou le réduire à un alibi anecdotique ?


D – 3 exercices de mise en jeu en classe entière


- 4 ou 5 joueurs prennent en charge le prologue en se répartissant les répliques, avec adresse au public. Quels effets de voix et d’intonation obtient-on ainsi ? Quels passages du texte sont ainsi mis en valeur ? Pourquoi ? - Un joueur dit le prologue de Louis en se promenant dans la classe. Quelle peut être la réaction du public qui l’écoute ? - 2 joueurs se répartissent le monologue et le joue avec « un quatrième mur ». Etudiez l’effet obtenu.



3 – Prolongement avec d'autres langues


Vous trouverez dans l'onglet "Extraits" de nombreux extraits du prologue dans d'autres langues qui pourront faire l'objet d'un travail de réflexion sur la traduction ou d'exercices oraux avec les professeurs de langues.


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