Journal (1990-1995) : Moliere en prison
In Journal 1990-1995.
Dimanche 26 juin 1994
Paris. Chez moi. 10 h 15.
Nouveau cahier. Le précédent fut « dévoré » littéralement – de avril à juin – car il était moins épais d’une part‚ mais aussi parce que j’y écris‚ c’est net‚ beaucoup plus‚ plus longtemps et plus souvent. Ces carnets tiennent désormais une très grande place‚ un grand rôle‚ bien ou mal (plutôt bien) et jouent la partition dans ma vie probablement d’une manière plus importante‚ plus « utile ». (Tant dans le récit qu’une certaine forme d’« analyse » (sic).) Ils m’aident à vivre‚ je crois bien‚ et du moins ils m’aident à admettre la vie qui m’échoit et la vie que je me construis (car tout ne m’échoit pas‚ tout de même...).
(...)
Dernière du Malade imaginaire à Rennes. 85 ou 86e
représentation‚ je ne sais pas.
Dernière d’une longue série de représentations‚ d’une
part – 25 fois à Rennes même avec les liens qui
s’établissent avec ce théâtre – et dernière encore où
joueront Olivier Achard et Olivier Py.
Dernière donc.
Et avant-dernière surtout peut-être : jeudi‚ l’aprèsmidi‚
il avait été « organisé » une représentation à la
prison de la ville. C’était une drôle d’histoire‚ un drôle
de projet : le théâtre – et Françoise Du Chaxel et Catherine
Dan‚ les proches collaboratrices de de Véricourt‚
les âmes du théâtre‚ travaillent beaucoup et régulièrement
avec la maison d’arrêt‚ cette prison-là‚ et celle
des femmes encore – le théâtre proposa aux acteurs‚ les
semaines précédentes de « faire quelque chose »‚ une
lecture‚ un débat‚ je ne sais quoi.
Je n’étais pas là‚ les acteurs décidèrent dans une belle
unanimité (et ils n’en furent pas coutumiers) de refuser
l’idée d’« animation socioculturelle »‚ ces masques de
la bonne conscience – Élizabeth et Olivier avaient joué
Mon père qui fonctionnait... et en gardaient un souvenir
très dur de malhonnêteté intellectuelle – et de jouer
donc sans costumes‚ sans lumières‚ sans décor Le
Malade imaginaire dans son intégralité.
D’être acteur‚ de faire entendre un texte‚ une langue‚
une histoire‚ des rapports entre les gens‚ de faire son
travail‚ d’exercer son art dans les conditions les plus
optimales – malgré l’absence de tout : décor‚ costumes
– et d’aller au-devant des prisonniers sans un
discours « animation ».
Le moins que l’on puisse dire c’est que je suis très
opposé‚ comment pourrait-on dire ? « politiquement »
à ce genre d’intervention‚ aller en prison comme d’autres
d’ailleurs vont jouer pour les vieilles personnes‚ pour
les handicapés‚ les malades en phase finale ou les
enfants de 5 ans.
D’autre part‚ il est évident que j’étais terrorisé intérieurement
d’une manière très irrationnelle à la simple
idée‚ quant à moi de devoir entrer dans une prison (et
c’était peut-être cela le pire !).
Mais les acteurs avaient décidé une chose grave‚ importante
en commun‚ et ils eurent souvent du mal à se
réunir (et c’est normal dans une troupe ainsi constituée
et sur une tournée aussi longue) et bien sûr ils vinrent
me dire que je pouvais refuser (on avait soumis la
décision finale à mon avis).
Dans un premier temps il fut décidé que je n’irais pas.
François qui entendait très fortement mon angoisse
intime m’encouragea même à rester sur la touche et se
chargea avec Françoise Du Chaxel et le personnel
pénitentiaire du « repérage » des lieux.
Et peu à peu‚ les semaines passant‚ le plan de l’espace
absolument sommaire (on ne saurait mieux dire)‚ les
multiples détails liés à l’absence de coulisses et donc
d’entrées et de sorties‚ l’absence de décor‚ des ponctuations
fortes de la lumière ou de la musique commencèrent
à préoccuper les uns et les autres‚ à donner lieu
à d’infimes jolies – et inquiètes – conversations dont on
s’efforçait de ne pas m’accabler – décision des acteurs
et on respectait mon choix – mais dont l’air de rien on
espérait que je me mêle un peu.
François s’en fit gentiment l’écho venant à la pêche à
quelques solutions à des problèmes qui semblent toujours
abyssaux aux acteurs : « Mais quand j’entre‚ à
l’ordinaire je suis caché et là... »
Et je finis par décider de régler tout ça sur le papier (il
ne pouvait être question de répéter dans les lieux !)‚ de
choisir pour l’un ou pour l’autre dans sa garde-robe
personnelle le costume « civil » qui puisse le servir au
mieux et qui soit la merveilleuse équivalence
« aujourd’hui » de son personnage‚ de « cacher » des
entrées et des sorties‚ et surtout de donner une grammaire
des entrées et des sorties‚ des places à occuper
dans « les absences de coulisse à vue » et même au
fond de donner des conseils de jeu – François notamment
joue tout de même Monsieur Purgon attaché à des
fils‚ manoeuvré par trois techniciens avec un déguisement
et un faux crâne et un maquillage qui le font
ressembler à un oiseau fantastique de Bosch avec un
micro HF qui modifie sa voix et des éclats de lumière
impressionnants ! Il devait jouer la même scène face à
un Argan sur un petit lit en fer‚ dans une lumière d’été
que laissaient passer de grandes fenêtres avec barreaux‚
« sur terrain plat »‚ avec sa beauté et son corps
à lui. Ça change !
Et comme mon armée semblait inquiète‚ je décidai‚ écrasé d’angoisse et le sourire paisible et mensonger du type qui en a vu d’autres‚ de partir les rejoindre et d’assister en garant « responsable » à cette bizarre bataille.
Ce fut une représentation magnifique‚ terrible‚ un
moment de théâtre‚ d’engagement des gens‚ des acteurs
d’une force‚ d’une certaine violence aussi‚ et
d’une grande beauté. Il y avait là au milieu d’une
grande salle – c’est une prison du XIXe siècle toute en
brique rouge‚ en barreaux... – un petit lit en fer de
prisonnier pour Argan et des acteurs en costume de
ville‚ gens d’aujourd’hui‚ disant un texte‚ une langue‚
une poésie superbes !
Et en face‚ il y avait cinquante hommes‚ des voleurs‚
des criminels – un gamin de 16 ans dont me parla Du
Chaxel qui le connaît et qui est condamné pour douze
ans pour le meurtre d’un homme et qui regardait cela
penché en avant et deux hommes encore qui vinrent me
parler ensuite et me dirent qu’ils allaient écrire à leurs
enfants pour leur raconter cet après-midi-là.
C’était grave. On riait peu (même si Mireille‚ la plus
terrorisée de la troupe‚ et Achard faisaient beaucoup
rire comme à leur habitude) et c’était une belle et
grande chose.
Au milieu de la scène entre les deux frères‚ Béralde et
Argan‚ qui est‚ je le dis toujours‚ « la scène qui me fit
monter la pièce » et qui nous inquiétait le plus par sa
durée‚ sa difficulté‚ l’attention était telle qu’à l’instant
essentiel :
« Que faire quand on est malade... ?
– Rien‚ mon frère.
– Rien ?
– Rien. »
Les larmes me vinrent aux yeux.
Les acteurs sont effrayants d’égoïsme‚ de satisfaction
et souvent je les déteste dans leurs petites médiocrités
et leur oubli de l’Art‚ mais là ils étaient beaux‚ nobles
et de magnifiques guerriers.
Du Chaxel et Catherine Dan et moi bouleversés‚ avions
du mal à leur dire‚ mais ce combat-là‚ ce n’était pas
rien.
Et le soir‚ jouant une seconde fois‚ épuisés dans leurs beaux costumes d’apparat‚ ils se croisaient en coulisse dans un rituel étrange‚ drôle et plein de respect.
Et pour la dernière‚ ils « jetèrent » tout dans la bataille‚ faisant hurler de rire la salle ou la tenant dans le silence et l’émotion et firent un beau triomphe.
Ils sont pénibles mais ils sont de belles personnes. Ne pas oublier ça.
Jean-Luc Lagarce
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