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Invisibles : Extraits du texte

sélectionnés dans le cadre du Prix Sony Labou Tansi

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Extraits publiés avec l'aimable autorisation de L'Instant Même (Editions)

Pages 8 et 9 :


CHLOÉ - « Crisse de folle ! » C'est c'que j'lui crie par la tête. Pas la première fois, une engueulade, une autre. Chaque mur de chaque couloir de ma maison me déchire la peau, chaque bouchée de l'immangeable ragoût de boulettes dont elle est donc tant tellement donc fière cache des lames de rasoir avides. Sa peau aussi m'écorche quand elle veut me donner un bec avant de partir à l'école. En lambeaux.


LISE – Bonne fête ma grande.


STACY – C'est normal de dire ça à sa fille. Honnêtement, quand on se donne la peine de dire ça à sa fille et d'aller lui acheter un beau cadeau, on est en droit de s'attendre à un merci, je sais pas, à de la gratitude, tellement anachronique comme concept, ou bien au pire à… Pas à des insultes.


CHLOÉ – Est là avec son sourire pi son cadeau de marde, son « Bonne fête », son « ma grande » de marde. C'est demain ma fête, de toute façon tu t'en fous, pour toi ma fête a toujours été une sorte de tâche à accomplir. Une corvée ménagère. Je suis pas une chemise qu'on lave, qu'on repasse pi qu'on peut oublier sur un support dans l'garde-robe. « Bonne fête », une journée d'avance, un mois. Ouain pis ? Ce sera faite. Tu peux être sûre que j'veux pas passer ma fête avec toi.


Page 11 :


LISE – Qu'est-ce que tu veux tant me dire ?


Honnêtement, jamais rien compris, là-dessus elle a raison. Tout, je fais tout ce qui est humainement possible. Des reproches, des cris. Elle fait de la projection et me met sur le dos ses manques à elle, son incapacité de communiquer, sa fermeture.


J'veux, suis là, mais ma fille est une huître. Tout à l'heure, j'vais monter dans ma chambre, seule, j'm'assoirai devant ma commode avec son gros miroir. En silence. J'me demanderai ce que j'ai fait, quel virage j'ai raté. J'verrai mon visage, mes rides, peut-être une repousse. Mes yeux, dans le miroir mes yeux… Si lourds.


Qu'est-ce que tu veux tant me dire ?


page 21 :


Ça vient tout juste d'arriver.


CHLOÉ – C'était à prévoir, c'était prévisible. À me fier à ce que les autres filles racontent, non, c'est pas une surprise. C'est arrivé, c'est tout. Naïve, encore, trop tellement naïve d'avoir pensé que les choses se passeraient différemment pour moi. « Tu vas voir, c'est le premier le plus dur. Après ça va. Tu vas voir » Mais…


STACY – On ne meurt pas qu'une fois.


CHLOÉ – Quatre mois que ça a pris. Une bonne moyenne pour un runaway qu'elles disent. J'ai croisé une fille une fois, sans joke, elle s'est fait violer vingt-deux fois pendant ses trois années passées dans la rue. C'est ça qu'elle dit. J'ferai pas exprès pour la battre. Faire attention, encore plus. Attention. Ç'a l'air que c'est aussi de la chance. Ou pas. Tu peux être correcte pendant un an pis, bang !, t t'en tapes trois en un mois. Loterie, c'est ce que les filles disent, une loto où t'as enfin des bonnes chances de gagner… Si j'garde mon rythme, ça fera trois par année. C'est pas si pire. Trois, c'est pas si pire.


Page 24 :


P. - Y a quelques mois, j'me suis rendu dans le nord de l'Alabama pour interroger un homme en espérant que ça ferait avancer un vieux dossier, une fille de Blainville, dix-sept ans, disparue en 1998 ; Joëlle. Un bonhomme d'une cinquantaine d'années en habit orange fourni par l’État, rien de spécial, en apparence, de différent d'un autre prisonnier ou même d'un gars que tu rencontrerais chez IGA ou à... Viols, meurtres, torture, le genre clous rouillés dans les mamelons. Y a confessé sept meurtres, mais y est soupçonné de plusieurs autres. Toutes des femmes marginalisées et isolées : junkies, sans domicile, autochtones… J'ai lu le témoignage d'une fille qui a réussi à s'échapper… Le gars m'a rien appris sur mon dossier, on n'a toujours pas retrouvé Joëlle, mais j'me rappelle encore aujourd'hui ce qu'y m'a dit au moment de sortir de la salle : « Je suis seulement la matérialisation de la volonté du peuple ». J'ai pensé qu'y jouait à l'illuminé, un autre messie incompris. Mais non. « Elles sont invisibles ». Trois mots qui résument tout ce que j'constate depuis des années. Tout le monde les ignore, par choix. Elles sont sales, pas toujours très belles à voir, elles parlent fort, elles font peur aux enfants. Ses mots à lui qui sonnent vrai. J'ai claqué la porte.


Page 34 :


CHLOÉ – J'sais pas, mais j'crois, une intuition, une prémonition c'est mieux, que plus tard j'vais partir, voyager, en avion pourquoi pas, loin, loin des autoroutes pis des truck-stops. Voir des pays étranges. Un jour, je serai libre. De toutes attaches. Je m'envolerai, j'ouvrirai mes ailes. Personne pourra me retenir, même pas le plus vicieux des chasseurs, moi je serai, moi je serai dans le ciel, dans les nuages. Vers la stratosphère. Un jour, je ferai ce que je veux, quand, pourquoi, avec qui je veux. Le ciel. Je serai de tous les combats, je verrai tous les continents. Je sais que j'peux, que j'le ferai, qu'un jour, je deviendrai ce que je suis.


Page 36 :


P – Est-ce que vous arrivez à bien dormir ?


LISE – Toutes des femmes ramassées dans des haltes routières ou sur le bord des autoroutes ou dans des quartiers à putes de l'Amérique du Nord. Toutes des femmes abandonnées, brisées ou en fugue de chez elles, d'une vie qu'elles ont choisi de quitter, de parents qu'elles ont abandonnés sans donner de nouvelles, toutes en bas de vingt-cinq ans. Y en a combien des détraqués comme ça sur les routes vous pensez ? Combien ? Pis là, comme pour me rassurer j'imagine ou pour me dire que j'suis pas la seule mère indigne, y me dit que présentement y aurait des dizaines de milliers de filles mineures portées disparues.


STACY – Ça, c'est pour les Etats-Unis et le Canada.


P. - Juste plus quoi lui dire. Finalement, est partie, est en train de partir, mais à la dernière minute…


LISE – C'est plus fort que moi.


P. - … Elle se retourne pis elle me demande…


LISE – Là-dessus, combien on en retrouve dans des conteneurs à déchets ?


P. - Environ deux mille cinq cents. En comptant les overdoses, les suicides pis tout le reste.


STACY et P. - L'année dernière, deux mille cinq cents.


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