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Couverture de Crever l'écran

Crever l'écran

de Jean-Claude Grumberg


Crever l'écran : Extraits

“Commémoration des commémorations”


Ici c’est chez nous
Ma chambre est au bout du couloir
Et j’ai une télé pour moi toute seule dans ma chambre
Papa et Maman
Moi j’appelle papa papa et maman maman
C’est comme ça
….
Ici nous sommes dans la cuisine
C’est l’heure du repas
Dans la cuisine il n’y a qu’une télé portable
Papa dit que c’est bien assez pour ce qu’il y a à voir à la télé
Je suis une petite fille du nom de Marylou
…/…
Robychou et Carine (les parents) et Marylou, leur fille sont assis à table face à la télé portable. La télé, musique, jingle, etc.
Voix homme politique : Se souvenir pour ne pas oublier…
Robychou : Change
Voix homme politique : Devoir de mémoire certes, mais devoir d’espoir, devoir de croi…
Robychou : Change
Voix homme politique : Le trou de mémoire à proprement parler…
Robychou : Change
A chaque fois qu’il dit “change”, Carine appuie sur un bouton et on change de chaîne
Voix homme politique : Ce prurit commémoratif qui a saisi à la gorge le discours médiatico-politique…
Robychou : Change
Voix présentateur : Marjorie, 36ème épisode
Carine : Non ! Non ! Non ! Ça c’est mon feuilleton !
Robychou : Tu le suis ?
Carine : Quand je tombe dessus…
Voix de la télé : (mélangée à des musiques très séries américaines) Résumé des précédents épisodes : Marjorie sortie enfant des camps de la mort est adoptée par un grand médecin qui la sauve du désespoir. Elle l’aime comme son propre père, mais lui au cours d’une crise de démence sénile tente de la violer… (On entend et on entendra sous ce texte des bribes de dialogue, on voit et on verra sur les visages de la famille les reflets de l’horreur en couleurs.)
Marjorie s’enfuit d’Australie et en Californie elle rencontre un psy qui la sauve du désespoir puis qui lui demande de l’épouser mais Marjorie doute de son amour pour lui, elle refuse, il se tue, Marjorie alors tente aussi de mettre fin à ses jours en se jetant du pont d’un ferry-boat en partance pour les Bahamas mais elle est sauvée in extremis par un rabbin gourou agnostique converti au bouddhisme et bon nageur…
Marylou : C’est quoi … ?
Les parents : (ensemble) Marie ! Lou !
Robychou : Laisse écouter après tu pourras pas suivre.




“Hiroshima Commémoration”


Au-dessus des invités, un grand écran. De chaque côté, des écrans-témoins, on ne voit pas les caméras.
Les invités ont des micros-cravate.


Le présentateur : Il y a cinquante ans, mesdames et messieurs, cinquante ans que dans le ciel clair de la petite ville japonaise d’Hiroshima s’élevait un champignon…/…
Champignon vénéneux ô combien meurtrier puisque les habitants d’Hiroshima succombèrent ce jour-là à huit heures quinze du matin précisément, huit heures quinze heure locale. À huit heures quinze donc, ce 6 Août 1945, jouait dans le jardin japonais d’une petite maison japonaise, une petite fille japonaise Kikuchi Yochito, alors âgée de neuf ans, bonjour ma Sœur, devenue Sœur Anne-Marie des Anges du Calvaire…
L’interprète traduit en japonais à l’oreille de la Sœur. La sœur joint ses mains sur sa poitrine et salue à la fois comme une Sœur et comme une dame japonaise…/…


Little Boy est le petit nom amical que les hommes de l’US Air Force avait donné spontanément à la bombe. …/... nous avons le privilège d’accueillir de réunir sur le plateau celui qui pressa le bouton…/... Merci à lui d’avoir bien voulu malgré son âge entreprendre ce long voyage qui l’a conduit de sa petite ville de Little Rock Alabama où il coule une retraite que nous lui souhaitons paisible jusqu’à notre modeste plateau de télévision…
L’interprète traduit simultanément à l’oreille de Thomas. L’interprète japonais continue de traduire à la Sœur …/…
Que dit le major ?


Interprète : Que lorsqu’il s’agit d’un boulot de ce genre aucun effort n’est de trop.
Le présentateur : Merci donc à tous deux. Bien entendu ma Sœur vous n’aviez jamais rencontré auparavant le Major ?…/…
Et vous Major vous n’aviez jamais rencontré Sœur Anne-Marie des Anges du Calvaire ?
…/…
Sœur Anne-Marie des anges accepteriez-vous en ce jour commémoratif de tendre votre main au Colonel Major Thomas Feriby ?




“À qui perd gagne”


Présentateur : Mesdames et messieurs, chers téléspectateurs, membres du jury, le vote final vient de commencer. Pour vous permettre de vous prononcer en votre âme et conscience, soit par Minitel : Malheur Féminin 95 2000, soit par téléphone : numéro vert habituel, qui s’inscrit sur votre écran actuellement. Je tiens à préciser un point d’ordre général : la grande finale de ce soir a ceci de particulier qu’elle oppose deux styles de malheur radicalement opposés : Catherine I, issue d’un milieu socioculturel défavorisé, de ceux dont on dit qu’ils n’ont rien à perdre, ceux qui ont reçu le malheur et la misère en héritage, malheur classique, disons, façon Hugo. L’autre, Catherine II, issue des classes moyennes, incarne un malheur nouveau qui tend de nos jours à s’étendre, celui de ceux et celles qui possédaient un peu et qui ont perdu beaucoup. Donc… …/…
Qui est le plus malheureux, celui qui a eu et qui n’a plus ou celui qui n’a rien, n’ayant jamais rien eu ?…/.


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