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Combat de nègre et de chiens

de Bernard-Marie Koltès


Combat de nègre et de chiens : “Comment porter sa condamnation”

Entretien avec Hervé Guibert (1)

Une part de ma vie, entretiens (1983-1989), Bernard-Marie Koltès, Éditions de Minuit, 1999

Le Monde, 17 février 1983

(...)
Dans cette pièce, (...) la lutte des classes n’est-elle pas ramenée à ce qu’on pourrait appeler une lutte des races ?

Je peux dire oui, je peux dire non. On peut dire qu’il existe une lutte des classes entre Cal et Horn. Mais je ne crois pas que le conflit soit là, ni dans l’une ni dans l’autre, même si elles y interfèrent. Le plus grand conflit s’élève dans ces murs très hauts, dans ces obstacles très complexes qui existent entre chaque individu. Quand on va au Nigeria on se retrouve face aux Noirs, on se regarde, on se rencontre, on sent un fossé immense. On en cherche l’origine : est-ce parce qu’on ne parle pas leur langue, est-ce parce qu’on est blanc ? N’est-ce pas plutôt une chose plus énorme et plus compliquée ? Le fossé est le même entre les deux Blancs qu’entre un Blanc et un Noir. J’ai été troublé d’écrire la pièce en Amérique latine(2), à un moment très fort de bouillonnement politique(3). Auparavant, si de Paris je pensais à l’Afrique, je croyais avoir des idées claires sur la lutte des classes, je me disais qu’il suffisait de se ramener avec sa bonne volonté pour en parler. Mais, quand on est au Guatemala pendant la guerre civile, ou au Nicaragua pendant le coup d’État, on se trouve devant une telle confusion, devant une telle complication des choses, qu’il n’est plus possible d’écrire la pièce sous un angle politique. Tout devient plus irrationnel. En découvrant la violence politique de l’intérieur, je ne pouvais plus parler en termes politiques, mais en termes affectifs, et en même temps cet état de fait me révoltait.

Dans votre pièce, ce sont les Blancs qui ont une odeur, et la poésie est dans le camp des Noirs...

J’ai dû subir un phénomène d’osmose à force de fréquenter, d’entendre parler des Blacks. C’est plus qu’une manière de penser : c’est une manière de parler. Je trouve très belle la langue quand elle est maniée par des étrangers. Du coup, ça modifie complètement la mentalité et les raisonnements. On commence à sentir l’odeur des gens quand on est avec des étrangers, quand on parle une langue qui n’est pas la sienne.

Le personnage féminin, Léone, sort “noirci” de la pièce, comme d’habitude on dit blanchi : magnifié. Par une automutilation, elle parjure sa propre race...

Au départ, ce n’était pas le sujet de la pièce, mais à la fin c’en est devenu le moteur. Léone voit chez le nègre une manière de porter sa condamnation. De plus en plus, de façon à la fois vague et décisive, je divise les gens en deux catégories : ceux qui sont condamnés et ceux qui ne le sont pas. Du point de vue de Léone, les Noirs sont des gens qui portent une condamnation sur leur visage, au sens propre, mais qui ne leur appartient pas en propre : c’est davantage une malédiction globale à laquelle ils sont assimilés. Léone sent la sienne d’une façon beaucoup plus secrète et individuelle, elle ne peut pas s’appuyer sur l’idée d’être le morceau d’une âme, comme disent les nègres. Avec sa condamnation, elle se retrouve seule, et incapable d’exprimer son sens ou sa nature : cette condamnation est dessinée derrière elle de façon immémoriale et apparemment précise. Celle des Noirs lui semble plus enviable, elle voudrait échanger, elle est jalouse, elle trouve son fardeau plus lourd et plus con, plus con surtout.

Le langage de vos personnages est sans cesse “doublé” : pour les Blancs par le double fond des arrières pensées et du pouvoir, qui en perce la surface, et, pour les Noirs, par la poésie ancestrale...

Alboury, le Noir, est le seul qui se sert des mots dans leur valeur sémantique : parce qu’il parle une langue étrangère, pour lui un chat est un chat. Les autres s’en servent comme tout homme français se sert de sa langue maternelle, comme d’un véhicule conventionnel qui trimballe des choses qui ne le sont pas. Et ces choses-là peuvent se trouver assez proches de la surface, mais parfois au troisième sous-sol. Je ne crois pas qu’au théâtre on puisse parler autrement. Par exemple, à la première scène, si Horn employait le même langage qu’Alboury qui lui dit : “je viens chercher le corps de mon frère”, il répondrait : “il est en train de flotter dans l’égout”, ce qu’il ne dit qu’à la scène dix-huit, et par là la pièce serait finie.

Patrice Chéreau dit que le texte est dur à faire jouer par les acteurs, parce que c’est un texte obsessionnel, et qu’il faut l’affronter, qu’il ne faut pas chercher à le détourner par des indications réalistes...

J’ai l’impression d’écrire des langages concrets, pas réalistes, mais concrets. Et j’ai l’impression d’économiser le plus possible : je passe un temps énorme à couper dans le texte, j’essaie de faire en sorte qu’il ne reste que des phrases utiles. J’écris comme j’entends les gens parler, la plupart du temps, et je ne sais pas trop comment c’est fabriqué, je ne suis pas un théoricien.

(...)


  • (1) Ce texte a été revu par Bernard-Marie Koltès.
  • (2) Au Guatémala, été 1979.
  • (3) Le séjour au Guatémala vient tout de suite après l’arrivée des Sandinistes à Managua (Nicaragua), où Bernard-Marie Koltès avait eu le temps de passer quelques jours dans une ambiance de révolution.