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Cairn : Extrait

Cairn et Rose dans l'atelier de celle-ci. Il boit et fume, elle peint méticuleusement une fleur disposée devant elle dans un vase uniflore.


CAIRN :— Ma grande soeur peint ses petites fleurs.


ROSE :— Passiflora Incense — Unique en son genre, tu ne trouves pas ?


CAIRN :— On dirait une variété de méduse bleue.


ROSE :— Excellente en décoction, contre l'angoisse et la nervosité. Je t'en prépare une tasse ?


CAIRN :— Tu peins de nuit, maintenant ?


ROSE :— Elle n'est déjà plus aussi fraîche que ce matin. Demain, ce sera trop tard.


CAIRN :— Tu en cueilleras une autre.


ROSE :— Une autre sera différente. Je ne peins pas de mémoire.


CAIRN :— Tu pourrais l'imaginer. Tu pourrais même inventer des fleurs. Des fleurs inédites. Des brassées de fleurs nouvelles, sorties de ton imagination — tout un jardin imaginaire...


ROSE :— Ce serait sûrement très amusant.


CAIRN :— Surtout plus créatif, non ?


ROSE :— Sans doute.


CAIRN :— Mais ?


ROSE :— Mais moi, je peins des fleurs réelles. — Voilà le mais.


CAIRN :— Tu es un peintre réaliste.


ROSE :— Je ne suis pas un peintre — je peins.


CAIRN :— Tu fais de la peinture réaliste.


ROSE :— Il y a la réalité — ce qu'on appelle la réalité. Et moi, je peins.


CAIRN :— Tu peins la réalité, du moins son apparence. Tu t'en tiens à l'aspect des choses.


ROSE :— Extérieurement, je peins des fleurs. C'est mon aspect à moi, mon apparence. Intérieurement, je ne peins pas du tout des fleurs.


CAIRN :— Qu'est-ce que tu fais, alors ?


ROSE :— Je fleuris.


CAIRN, après un temps:— Tu ne t'ennuies jamais ? Quand on était mômes, tu t'ennuyais tout le temps.


ROSE :— L'ennui n'est qu'une forme de la peur, au fond. J'ai compris ça à la mort de Stan. Peu après sa mort. Je restais des journées sans rien faire, pensant à Stan, pleurant toute la sainte journée, et disant Stan, Stan, Stan, et rien ne sortait de tout ça, pas plus d'amour que de délivrance, c'était tout le temps Stan, et Stan partout dans la maison, je n'allais nulle part avec ça, Stan prenait tout l'espace, et je n'existais plus. Alors, je me suis mise à jardiner.


CAIRN :— Tu aurais pu te remarier.


ROSE :— Je suppose que oui.


CAIRN :— Mais ?


ROSE :— Mais je me suis mise à jardiner. J'ai cessé de dire Stan, j'ai posé une fleur sur la table, et je l'ai dessinée. A partir de là, je n'ai plus jamais connu la peur — ni l'ennui. (Cairn vide son verre d'un trait, et le remplit aussitôt.) Je me trompe, ou tu bois de plus en plus ?(Cairn boit.) Et cette grève ?


CAIRN :— J'ai vu Dieudans, ce soir. Il va faire évacuer.


ROSE :— Qu'est-ce que vous comptez faire ?


CAIRN :— Baroud d'honneur. Limiter la casse.


ROSE :— Et puis ?


CAIRN :— Le chômage pour les deux tiers. Les autres en préretraite. Voilà bien des fleurs pour un peintre : buisson de licenciés, massifs de laissés-pour-compte... Les fleurs fanées de la nouvelle donne économique. Il remplit de nouveau son verre.


ROSE :— Tu bois comme un trou, à présent.


CAIRN :— La fleur a soif. Elle a aussi la trouille, figure-toi. La fleur devrait se mettre à peindre. Au lieu de quoi, elle picole. Je te déçois ?


ROSE :— Bon, de quoi s'agit-il ?


CAIRN :— Je me sens au bord de je ne sais pas quoi.


ROSE :— Au bord des larmes. Tu as le vin triste.


CAIRN :— Question de perspective, ma vieille : aucune révolution en vue.


ROSE :— Si tu attends la révolution —


CAIRN :— J'y travaille, comme tant d'autres. Mais nous ne faisons pas le poids. Tout l'espoir, la passion et la joie confinés dans dix mètres carrés de bibliothèque. Les livres volent et nous regardent couler. Tu es un peintre réaliste, je suis un révolutionnaire abstrait. La tête dans les nuages, je coule. Il faudrait me couper la tête, je ferai don de mon corps à la finance internationale !— Je n'attends pas la révolution, ma vieille, il n'y aura pas de révolution, l'idée même de révolution a séché entre deux feuilles de livre, comme ces fleurs qu'on cueille et qu'on oublie, et qu'on retrouve parfois à la faveur d'une relecture. On se dit Tiens, j'étais d'humeur à ça, d'où venait cette fleur ? Et quelle idée de l'avoir mise là, en réserve ? Et en réserve de quoi ? Qu'est-ce que j'avais en tête ? Qu'est-ce que ça signifie ? — Le sens a fané, comme fane la fleur sur ta table. Restent les mots, ou les tableaux, restent des traces, comme des cicatrices anciennes, qui parfois nous démangent, et qui nous défigurent un peu. J'ai le corps balafré de rêves d'une autre époque. Aujourd'hui, je lis le journal et je me gratte, j'évite de me regarder nu dans une glace, toutes ces coutures me font honte, c'est la disgrâce finale, plus qu'à me coudre les yeux et la bouche, bourrer de paille l'intérieur, un manche à balai dans le cul, et me voici — l'épouvantail !


(Extrait. Scène 5.)


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