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Adler et Gibb

de Tim Crouch

Texte original : Adler and Gibb traduit par Jean-Marc Lanteri


Adler et Gibb : Ludique et violent

par Charlotte Lagrange

Tim Crouch, homme de théâtre anglais basé à Brighton, est d’abord un acteur avant de devenir auteur. Jusqu’ici rien d’extraordinaire. Pourtant chez Tim Crouch cela prend un sens particulier. En effet, quand on s’intéresse à ses pièces, on remarque que le côté ludique prime. Il y a jeu permanent entre le réel et le ctif, le faux et le vrai. Jeux de miroirs, entremêlement des ls dramaturgiques, substitution (le fusil devient frite de piscine) son écriture est tout à fait complexe et il est dif cile de résumer succinctement ses pièces tant la construction en est subtile. Si la situation semble posée au début de manière très claire, au fur et à mesure de la pièce elle se rami e et se dérobe à une compréhension immédiate. Ce jeu permanent entre les frontières du réel et du ctif, Tim Crouch le résume admirablement en mettant en exergue de sa pièce Un chêne une citation d’Arthur Kastler :

  • « La distinction entre la réalité et la ction est un acquis tardif de la pensée rationnelle – négligée par l’inconscient et largement ignorée par les émotions. »

Si l’analyse traditionnelle tente de démêler au sein de la dramaturgie les différentes strates de la construction, on s’aperçoit que chez Tim Crouch, ces instruments sont vains puisqu’il ne cherche pas tellement à les différencier, mais plutôt à les faire coexister dans l’instant, ce qui rend le théâtre de Tim Crouch « complètement performatif » pour reprendre les mots de Jean-Marc Lanteri, le traducteur.


Le but n’est pas de savoir si on est dans le réel ou le ctif, mais plutôt de voir que la frontière entre les deux est une construction, une lecture et que tous les niveaux peuvent cohabiter comme dans une sorte d’espace mental où tous les possibles restent ouverts. Par exemple, la lecture de la pièce Adler et Gibb cette année à la Mousson illustre cette ouverture in nie de l’espace scénique qui est à la fois le lieu de l’exposé de l’étudiante, Louise, sur le couple fictif Adler et Gibb, mais aussi l’histoire de l’expédition de cette même Louise plus vieille et de son coach qui veulent retrouver la maison des deux artistes pour en faire un film. Parallèlement, deux enfants jouent une scène silencieuse. On ne sait pas si tout ce que l’on voit est une préparation au film final ou si le film ne se joue qu’à la fin. Ici, théâtre et cinéma sont très liés : les didascalies signalent un jeu qui passerait de la deuxième dimension à la troisième, de l’image au mouvement.

Au milieu de tous ces vertiges de la perception subsiste quand même une certitude : l’opposition de la douceur, de l’innocence des enfants muets et la violence d’un monde hollywoodien voyeur, corrompu par l’argent, où l’art marchand vient s’opposer à l’art avant-gardiste des années 70 du couple Adler et Gibb.


La rencontre avec le traducteur de Tim Crouch, Jean Marc Lanteri, maître de conférences à l’université de Lille III, auteur dramatique, traducteur et réalisateur, est éclairante pour mieux saisir l’enjeu du théâtre de l’artiste anglais. Laissons-lui la parole...


Comment avez-vous fait la découverte de Tim Crouch ?


Par un universitaire, très grand spécialiste du théâtre contemporain anglais, qui s’appelle Dan Rebelato avec qui je suis en relation depuis presque vingt ans parce que je l’ai rencontré au moment où j’étais chercheur à l’université de Royal Halloway à Londres. C’est lui qui m’a fait découvrir Tim Crouch et j’ai commencé par traduire L’Auteur, texte pour lequel j’ai eu un véritable coup de foudre. C’est un texte-somme qui dialogue avec deux œuvres majeures du répertoire britannique contemporain, Sauvés d’Edward Bond et Anénantis de Sarah Kane. Il n’a pas eu autant d’écho qu’Un chêne ou Adler et Gibb. Le texte n’a pas été monté, j’en ai fait une lecture-spectacle à Roubaix et le texte va sortir aux Solitaires Intempestifs avec Un chêne. Après j’ai traduit Un Chêne, je suis allé voir la mise en scène de l’auteur par l’auteur. Et puis La course aux chaussures qui est une petite pièce pour enfant et Adler et Gibb qui est la dernière pièce en date, elle a été créée au Royal Court il y a deux ans. C’est une pièce qui marque un tournant puisque c’est la première pièce dans laquelle il ne joue pas.


Et par rapport à la traduction, est-ce que la langue de Tim Crouch pose problème ?


La langue de Tim n’est pas tellement dif cile mais il y a des complexités qui sont liées à la construction dramaturgique.


J’avais lu Un chêne et à la lecture d’Adler et Gibb on retrouve son goût pour l’accumulation des strates...


Oui, Adler et Gibb c’est une pièce avec une première trame très simple. Cette fable est celle de deux artistes hollywoodiens qui vont répéter in situ dans la demeure de deux artistes d’avant-garde. Un cinéma commercial qui va venir coloniser, récupérer, aliéner une avant-garde artistique. C’est une pièce qui a deux aspects : d’une part, il s’agit de sauver cette espèce de substance artistique, celle de deux artistes intransigeantes qui sont un peu des Gertrude Stein et Alice Toklas modernes, et c’est pour ça qu’à la fin il y a cette rencontre magique, absolument bouleversante des deux femmes « à l’origine » c’est-à-dire la rencontre des années 70 qui se recrée sous nos yeux. Il y a une utopie artistique de la pièce : on revient à ce qu’était l’art avant que les marchands arrivent. Mais en même temps, et c’est là que la pièce trouve son ambivalence, c’est qu’elle se joue dans le prisme du cinéma hollywoodien, du coup elle est totalement récupérée par cette industrie. Il y a donc toujours des strates extrêmement complexes chez Tim Crouch. Margaret Gibb que l’on voit dans la maison est soit un fantôme belliqueux qui s’insurge contre cette violation de domicile, soit une actrice hollywoodienne déjà recrutée par la production du lm qui est déjà en train de se tourner. Le ver hollywoodien est dans le fruit de l’avant-garde.


Extrait du Journal de La Mousson d'été 2016



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