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: Entretien avec François Chaignaud et Geoffroy Jourdain

Propos recueillis par Marc Blanchet

t u m u l u s allie danse et musique, dans une forme volontairement incarnée. Comment avez-vous regroupé des artistes de pratiques distinctes pour créer une assemblée cohérente ?


François Chaignaud : t u m u l u s est né d’un désir : créer une communauté aux pratiques partagées. La pratique est le cœur et l’origine de ce spectacle – la danse et le chant ne sont pas vécus uniquement comme des formes spéculatives, mais comme des expériences répétées de transformation, d’invention de soi... Par la pratique, collective et durable, les corps exercent de nouvelles facultés, développent des perceptions, des modes d’expressions, des régimes musculaires... J’aime aussi beaucoup penser que les corps s'inventent au sens archéologique. Cette démarche suppose un acte de foi. Croire que nos corps ne sont pas des entités assignées, disciplinées et finies, nous permet de rêver à un rapport intime, diaphragmatique, total, entre ces arts, la danse et la musique.


Geoffroy Jourdain : Cette collaboration, évoquée depuis longtemps avec François, reposait sur un désir partagé de faire se rencontrer nos disciplines, de les confronter, de les hybrider, sans que jamais des chanteurs ne se retrouvent à réaliser la bande-son d’un spectacle de danse. Il est important de redire que tous les deux nous ne pensons pas nos disciplines comme des « règles de conduite » mais plus comme des relations d’échanges dans nos domaines d’expression respectifs, dans nos méthodes de travail, dans nos inspirations, de maître à disciple. Avec un large ensemble d’interprètes (artistes lyriques des Cris de Paris, performeuses et performeurs issus du monde de la danse), nous avons réalisé des temps d’ateliers et d’auditions qui ont permis de constituer au final un groupe de treize personnes. L’hétérogénéité de leurs profils, leurs tessitures vocales, la complémentarité de leurs dispositions musicales, les potentialités d’entraide et de transmission que nous ressentions à leur contact nous ont permis de créer cette communauté.


Comment mettre en rapport l’architecture du tumulus avec un spectacle où se rencontrent danse contemporaine, répertoire polyphonique de la Renaissance et œuvres et pratiques vocales d’aujourd’hui ?


F. C. : Un tumulus apporte toujours un trouble dans un paysage, parce qu’il est à la fois un geste architectural et humain. C’est à la fois une opération active et volontaire de construire un monticule pour servir de sépulture, et le résultat de son abandon à la nature qui le recouvre, le floute et « reprend ses droits ». Cette indistinction, et tout le spectre entre le geste actif des humains, et le mouvement plus « passif » de la végétation dans ce cas, a guidé notre travail. Les corps eux-mêmes traversent ce spectre et la tension qu’il promet – entre effort et extase, labeur et grâce, présence et absence... Mais sur une scène, un tumulus est aussi une sorte de machine théâtrale, qui permet d’apparaître et de disparaître, de gravir et de chuter... en offrant une cachette et un promontoire. Enfin, si tumulus a donné « tombeau » dans notre langue, il est proche dans la sonorité du verbe « tumer », qui au Moyen Âge veut dire danser, et plus précisément se renverser vers l’arrière au point de tomber et de braver la mort...


G. J. : Nos premiers échanges ont porté sur le répertoire polyphonique sacré de la Renaissance, l’ars perfecta du xvıe siècle, à travers des œuvres liées à la liturgie des morts, motets funèbres et messes de requiem. Il ne s’est jamais agi de faire un spectacle sur la mort, mais de traverser l’intensité d’œuvres qui la transcendent, tentent à la fois de la dépasser, de la circonscrire, de la consoler – œuvres à la fois grandioses et intimes, glorieuses et misérables. Le tumulus surgit au milieu d’un croisement ; le croisement entre l’horizontalité de l’écriture contrapuntique, faite de lignes à la fois autonomes et dépendantes les unes des autres (comme dans un canon, par exemple), et la verticalité induite par leurs savants entrelacs. Dès lors que l’écriture est pour plusieurs voix, leurs émissions simultanées créent entre elles des rapports harmoniques. La musique polyphonique était jusqu’au xvııe siècle considérée comme le reflet sur terre de l’ordre cosmique. Le processus quasi immuable d’imitations superposées entre les diverses voix était supposé reproduire la musique générée par les ellipses planétaires : « l’harmonie des sphères ».


Pouvez-vous nous parler plus en détail du répertoire musical de t u m u l u s ?


G. J. : Le répertoire s’est construit comme une dérive autour et à partir de la musique sacrée de la Renaissance. Nous chantons un extrait de la Messe de Requiem composée par Jean Richafort (1480-1547) à la mémoire de Josquin Desprez. Josquin (1450-1521), figure majeure de l’ars perfecta. Son écriture polyphonique permet de déployer des lignes individuelles pour chaque voix et rassemble à elle seule tous les enjeux de ce projet. Le Dies irae d’Antonio Lotti (1667-1740), plus tardif, et par conséquent plus « théâtral », fait toutefois référence de façon explicite aux canons esthétiques de la Renaissance. Cette pièce sert à des procédés de distorsion que nous avons conçus au plateau. Musik für das Ende de Claude Vivier (1948-1983) est centrale dans la conception et la pratique de ce spectacle. Il s’agit d’une œuvre de jeunesse, un protocole davantage qu’une composition, qui laisse une place importante aux interprètes dans la réalisation d’une sorte d’utopie de leurs rapports. Chacun des chanteurs a une série de six sons, une série rythmique de six pieds, et une note intime qui le ou la met « en vibration avec le cosmos ». La démarche de Claude Vivier consiste à préciser les rencontres entre les personnes, la façon dont un interprète s’hybride avec un autre selon les paramètres établis. L’interprète A peut ainsi rencontrer l’interprète B et lui prendre son rythme tandis que l’interprète C prend la hauteur du son de l’interprète B... Le travail d’explication et de mise en place de l’œuvre avec des artistes aux profils si différents a été une gageure qui m’a beaucoup enseigné sur mes habitudes et mes méthodes de travail. Mais au-delà du répertoire, le fait de ne pas diriger moi-même leur exécution a déjà déplacé considérablement ma propre pratique, ma perception et mon écoute.


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