: Le choix de "Nous, les héros"
par Frédéric Fisbach
Jean-Luc Lagarce s'inscrit dans la lignée de ceux qui écrivent pour une troupe et qui terminent la pièce sur scène avec les acteurs. Il y a un rapprochement évident, selon moi, entre lui et Oriza Hirata. Mon choix c'est arrêté sur Nous les héros parce que j'aime cette pièce dont la fable me semble susceptible de toucher les spectateurs japonais.
Nous, les héros donne à voir de manière subtile et touchante, la vie des gens de théâtre. Après une représentation, la troupe se réunit dans les coulisses pour fêter les fiançailles de deux comédiens. Jean-Luc Lagarce porte un regard amusé et cruel sur le destin de ces gens qui n'est pas sans évoquer les pièces du début du siècle de Le Normand et notamment les ratés. Sa façon d'écrire, fragmentée, "en plan", permet d'envisager un travail de montage presque cinématographique, avec un travail dans l'espace qui autorise la simultanéité du discours, la superposition des situations. C'est une écriture qui appelle l'espace, qui demande à occuper l'espace.
Il est rare de trouver un texte qui raconte la vie du théâtre. L'exercice est difficile, on patauge et on s'enlise souvent dans l'imagerie d'Epinal. Le talent de Jean-Luc Lagarce est de s'appuyer justement sur le lieu commun et doucement, l'air de rien, en glissant, arrive à rendre cette vie sensible même pour des gens qui ne la connaissent pas. Le théâtre s'ouvre et s'offre sans pudeur, on peut voir ce qui reste habituellement caché. Il est un peu "secoué" dans l'opération et sans doute est-il mis à bas de son piédestal. Il y gagne en humanité, en pertinence aussi. Le théâtre est dans la vie, au cœur de la vie, pratiqué par des êtres humains, comme tout art. On sort du musée. L'écriture qui partait de l'idée reçue se retourne et vient nous ouvrir les yeux sur une réalité qui, je l'espère, nous permet de ramener l'art dans la vie. L'effet produit par la pièce est proche de l'effet ressenti à la vision de "la Nuit américaine" de François Truffaut.
Inspiré très fortement par la lecture du journal de Kafka, cette fiction traverse le siècle. Et au détour d'une conversation, l'histoire apparaît, avec les guerres, les idéaux politiques, les évolutions de l'organisation de la vie sociale et notamment des droits du travail de ce siècle. C'est toute l'Europe du vingtième siècle qui sourd dans le texte. C'est ça aussi qui va être offert à l'attention du public japonais.
Ce texte remplit aussi les conditions particulières de ce travail : un récit net, doté d'une très grande lisibilité que la traduction ne risque pas d'effacer. Je trouve que cette histoire de troupe en tournée est très proche d'un film d'Ozu ("Herbes flottantes", je crois). Il me semble que cela facilitera ma rencontre avec l'équipe d'acteurs japonais. Nous avons tous ce passé, ces souvenirs en commun liés à la vie en tournée.
Frédéric Fisbach
1998
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