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Rêve et folie

+ d'infos sur l'adaptation de Claude Régy ,
mise en scène Claude Régy

: Entretien avec Claude Régy

Propos recueillis par Gilles Amalvi pour le Festival dʼAutomne à Paris en mai 2016

Pour cette création, vous vous êtes penché sur le poète allemand Georg Trakl : sur sa poésie bien sûr, mais également sur la figure du poète, de l'homme, qui, un peu comme Arthur Rimbaud, a écrit une œuvre aussi brève que torturée. Vous citez d'ailleurs Rilke, qui se demandait à son propos : « qui peut-il avoir été ? »


À cette question, il est évidemment difficile de répondre tant la vie de Trakl est marquée par l'excès. C'est cela qui m'interpelle chez lui : l'excès. Il a vraiment cumulé tous les interdits. Il était à la fois drogué, alcoolique, incestueux, traversé par la folie, obsédé d'auto-destruction, et imprégné de christianisme ; d'un double christianisme en fait, puisque sa mère était catholique et son père protestant.
On sent dans ses textes des thèmes chrétiens pervertis, détournés, mais bien présents. La violence de la vie de Trakl est dans le passage de toutes les lignes interdites. Celle qui m'intéresse tout particulièrement est le franchissement de la ligne de la compréhension claire. Cette ligne de partage bien française, qui met d'un côté la raison, « ce qui se conçoit bien s'énonce clairement », et rejette dans le domaine de la folie et du non-sens tout le reste. Suivre cette ligne pour moi, ce n'est pas fabriquer de l'obscurité, ajouter à l'obscurité, mais révéler ce qui s'exprime au-delà de l'intelligible.
Trakl a dépassé les limites de ce qu'un humain peut supporter. C'est une région qui m'a toujours intéressé, et dont j'ai essayé de m'approcher le plus que j'ai pu à travers les auteurs que j'ai mis en scène. C'est une ligne qui s'est exprimée plus fortement encore dans mon travail avec la découverte de l'écriture de Tarjei Vesaas – dont j'ai mis en scène deux textes : Les oiseaux (Brume de dieu), et La Barque le soir. Vesaas est comme un chemin qui m'a conduit vers Trakl, et cette « non-clarté de l'énonciation ». Cette pièce sur Trakl est une manière de poursuivre plus loin encore dans l'exploration de ce qui se situe au-delà.


À propos de cette « non-séparation » essentielle à votre travail, me reviennent ces vers de Paul Celan : « Parle / Mais ne sépare pas le oui du non / Donne aussi le sens à ton message : donne lui l'ombre »


Oui, la poésie de Celan m'intéresse également, c'est une référence tout à fait essentielle. Comme en écho, il y a ces mots de Trakl auxquels je tiens beaucoup : « Le mot, dans sa paresse, cherche en vain à saisir au vol l'insaisissable ».
Toute sa recherche était tendue vers cet insaisissable qu'on ne touche que dans ce qu'il appelle « le sombre silence, aux frontières ultimes de notre esprit ». Il s'agit donc de pousser les choses très loin, d'atteindre les limites de la conscience. Et bien sûr, ces limites, on peut sentir la tentation de les dépasser. C'est cela qui est fascinant...


_La langue de Trakl – tout comme celle de Rilke d'ailleurs – est l'une des plus musicales qui soient, poussant la langue allemande à un point de fusion du sens et de la sonorité. Allez-vous utiliser l'allemand ?


Rilke a tenu à écrire en français à un moment de sa vie. Il a expérimenté ce passage vers une autre langue – ce désir de pousser l'expression en passant la frontière qui sépare les langues. Pour ma part malheureusement, je ne parle aucune langue hormis le français – pas même l'anglais.
Pour Trakl, je travaille avec la traduction de Marc Petit, que j'ai rencontré, et avec lequel j'ai longuement discuté. J'ai monté en majorité des textes étrangers en ne parlant que le français. Je suis privé de cette dimension là, mais je crois que je l'atteins, instinctivement, d'une autre manière. Je crois vraiment à cet instinct qui fait qu'on peut se rapprocher d'une langue que l'on ne connaît pas. C'est assez proche au fond de ce que j'exprime à propos de l'incompréhensible, de la possibilité de l'approcher par d'autres moyens.


Dans le cas de Trakl, œuvre et vie sont indissociables. Par quels textes allez-vous aborder ces deux dimensions inextricables ?


La vie de Trakl, je pense qu'elle est toute entière dans ses textes – en particulier celui sur lequel je voudrais travailler, Rêve et folie, qu'il qualifiait de poème en prose. Un des aspects qui me fascine dans cette écriture, c'est sa violence. On aborde les régions extrêmement risquées où nous conduisent ses mots. En allemand, le mot qu'il emploie, et qui est traduit par « folie » contient quelque chose de très noir, que n'atteint pas le terme français.


_Oui, le titre allemand est « Traum und Umnachtung ». On y entend le mot Nacht, la nuit. Intuitivement, je dirais que le mot allemand décrit une sorte d'enténèbrement, le fait d'être « envahi par la nuit »....


Il est certain que dans cette folie, il y a quelque chose qui tire vers l'obscurité et la nuit – d'où le rapprochement avec le rêve d'ailleurs. Le mot « folie » en français n'est certes pas gai, mais il ne possède pas cette nuance de noirceur et d'angoisse. « Vois une barque lourde de peur coule sous les étoiles / Sous la face close de silence de la nuit ». Ces vers de Trakl mêlent ces différents thèmes, et on y retrouve d'ailleurs l'image de « La Barque », déjà présente dans La Barque le soir...
Oui, le silence, la nuit, la peur toutes ces lignes sont extrêmement présentes chez lui... Par ailleurs, chez Trakl, La Barque est une image qui transporte l'inceste. Les amants sont souvent dans une barque noire, ils font une traversée obscure.
Cette présence obsessionnelle de l'inceste revient dans toute son œuvre, et avec elle l'image de la sœur - qu'il qualifie parfois d'adolescente. Il est certain qu'il a eu sur cette sœur une influence très forte. Il l'a initiée à la toxicomanie, et trois ans après sa mort, elle s'est suicidée dans des circonstances étranges. Le rapport entre ce frère et cette sœur est d'une violence absolue, c'est une sorte de relation fusionnelle et destructrice. Dans les photos d'enfance on peut voir une ressemblance entre eux – dans la violence qu'exprime le visage...


Vous allez bientôt commencer le travail de répétitions. Allez-vous poursuivre sur la voie du monologue – où une voix fait entendre, révèle le texte ?


Oui, je travaille avec un seul comédien, Yann Boudaud, qui a déjà été l'interprète de La Barque le soir. J'ai voulu garder le même comédien parce qu'on touche aux mêmes zones indicibles, avec cette idée de franchir l'interdit de l'indicible. En lisant Trakl, quelque chose est transmis, quelque chose nous atteint, quelque chose nous pénètre de l'indicible. Il n'est pas vrai qu'on ne puisse pas approcher l'incompréhensible. Si on s'y attache, si on s'y confronte, on peut être envahi par une connaissance de ce seuil et aussitôt par le désir de le franchir.


La Barque le soir mobilisait déjà un travail sur la lisière, le brouillard perceptif, et en même temps, l'acteur était très proche, créant un aller-retour entre proche et lointain...


Oui, ce qui dans La Barque le soir renvoie aussi à la frontière fragile entre la vie et la mort. C'est toujours ce principe de l'opposition des contraires, si français, que j'essaie de défaire, pour permettre qu'on ne les perçoive plus comme des opposés, mais comme des alliés, capables d'exprimer ensemble quelque chose d'inexprimable.


Dans La Barque le soir, il y a tout un travail sur le fait de laisser résonner le silence. Est-ce toujours le cas pour Rêve et folie ?


Bien sûr. Le silence – qui m'est très cher – est essentiel à la parole. Trakl parle d'ailleurs de ce « sombre silence » qui permet de « saisir l'insaisissable ». Les prolongements silencieux du texte sont aussi importants que le texte lui-même. Je cite souvent cette phrase de Nathalie Sarraute dans L'Ère du soupçon : « les mots servent à libérer une matière silencieuse qui est bien plus vaste que les mots ». Il s'agit pour moi de travailler sur cette matière silencieuse qui est un au-delà du langage lui-même.


Cet espace plus vaste que les mots, la scène peut être un de ses lieux d'incarnation...


Oui, à condition qu'elle soit vaste. C'est en contradiction avec le fait que j'impose des jauges réduites, un nombre restreint de spectateurs, afin d'obtenir un contact plus étroit entre le texte écrit, l'acteur qui le délivre et le public qui le recrée.
Auteur, acteur et public sont trois interprètes de la même chose, œuvrant dans un travail commun. Avec Yann Boudaud, nous travaillons beaucoup sur ces notions-là, il est très ouvert à ces interrogations. Pour moi, un aspect assez constant lors des répétitions est de préserver l'instinct. Il s'agit de trouver comment cet assemblage de mots très curieux, parfois contradictoires, ces mots plein d'images qui fonctionnent comme des collages – comment les restituer sans tomber dans l'explication. Sans tomber dans la clarté, sans tomber dans le piège du sens apparent. C'est là la grande difficulté pour l'acteur. C'est à cela que nous allons nous entraîner.


À ce stade, est-ce que certaines idées scéniques émergent déjà ?


Il y a déjà l'amorce d'un dispositif scénique, et une réflexion sur les lumières. Pour le moment, j'ai l'intuition que le visage de l'acteur sera essentiel. Je voudrais que l'on puisse voir la source de cette parole – et à travers elle voir l'au-delà de la parole, cet univers silencieux où les mots nous entraînent au-delà d'eux mêmes...
Je vais du coup continuer à travailler avec les LED, qui ont le grand avantage de fonctionner sans que l'on perçoive les appareils, sans que la source soit visible. Il n'y a pas de faisceaux lumineux. On a l'impression qu'en même temps qu'il recrée le texte, l'acteur génère la lumière, qu'elle émane de lui.


Lors des représentations de La Barque le soir, j'avais été frappé par les conditions d'attention radicales que demande votre travail : le silence, l'obscurité, le travail des mots. Au moment où l'obscurité se fait, j'ai même entendu une spectatrice prise de panique, répétant « je ne peux pas ».


Oui, il y a des gens qui ne supportent pas l'obscurité, c'est fréquent, je l'ai constaté sur beaucoup de spectacles. Je me souviens avoir fait un spectacle dans la prison pour femmes, à Rennes ; beaucoup de prisonnières s'étaient mises à hurler au moment du noir. Le noir est une chose difficile à supporter. Cela nous met en relation avec tout ce qu'il y a d'obscur dans l'être humain.
Par ailleurs, j'essaie toujours d'obtenir une qualité de silence, une concentration avant même que le spectacle ne commence. Pour moi il est très important que le public se prépare dans le silence à entrer dans une œuvre où le silence va être une source d'expression primordiale. Et le sombre est accompagnement logique du silence. Il faut se battre contre beaucoup de choses pour retrouver cette part essentielle. Moins on éclaire, moins on explique, et plus on ouvre des territoires où l'imaginaire peut se développer en toute liberté.

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