theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « You Are My Destiny (Lo stupro di Lucrezia) »

You Are My Destiny (Lo stupro di Lucrezia)

mise en scène Angélica Liddell

: Entretien avec Angélica Liddell

Propos recueillis et traduits par Christilla Vasserot

Cinq ans après La Maison de la force (2009), Venise est à nouveau présente dans votre dernier spectacle, You are my destiny. Existe-t-il une filiation entre ces deux pièces ?


Angélica Liddell : You are my destiny existe parce que La Maison de la force existe. Il y a entre ces deux pièces un cordon ombilical de feu. Bien que je ne l’aie pas prémédité – car, à mes yeux, le théâtre n’est pas un laboratoire, il n’est pas lié à une recherche mais à l’expérience, à la vie –, You are my destiny est l’envers rédempteur de La Maison de la force, c’est un baptême. Venise fut la ville du déchirement qui donna lieu à La Maison de la force. J’ai écrit une grande partie du texte de cette pièce là-bas, il y a cinq ans. Venise était pour moi associée à la douleur et à des lésions spirituelles irréversibles. Quand on a été humilié, réellement humilié, on développe des sentiments de haine et de vengeance, des sentiments empreints de bestialité qui, bien évidemment, finissent par se retourner contre nous, par nous calciner. Cinq ans après, je n’ai toujours pas retrouvé certaines émotions. J’ai utilisé la poésie comme une arme, un pistolet que j’ai manié avec la rage d’un assassin ; mon bras était celui de Médée massacrant ses propres enfants. J’ai bâti une pièce sur la douleur des femmes pour me venger des hommes, en utilisant toutes les forces dont je disposais. Je n’étais jamais retournée à Venise, jamais, jusqu’à ce qu’en 2013 je me rende à la Biennale pour recevoir le Lion d’argent. Et voilà que les hommes que j’y rencontre m’enlèvent toute envie de continuer à me venger, à force de respect, de chaleur, de délicatesse, de tendresse… Un rayon de lumière s’est mis à jaillir de la blessure. Ils étaient là : douze Tarquins à la générosité incommensurable (les douze comédiens avec lesquels j’avais travaillé en répétitions durant la Biennale de Venise et qui joueront avec moi dans la pièce). La ville dans laquelle ma vie avait sombré dans les ténèbres me rendait soudain la joie qu’elle m’avait dérobée. Par ailleurs, je ne supportais pas que Lucrèce se suicide pour une question d’honneur, par respect à l’égard d’un mari qui fait de la beauté l’objet d’un vulgaire pari. Où est l’honneur dans tout ça ? Une fois de plus, la vie a contaminé l’oeuvre, et vice versa, comme dans Opening Night, le film de Cassavetes. J’ai écrit une Tétralogie du sang, composée des pièces Je ne suis pas jolie, Anfægtelse, Je te rendrai invincible par ma défaite et La Maison de la force. Mais je me dis aujourd’hui que La Maison de la force et You are my destiny forment en réalité un diptyque.


Ce sont toujours les rencontres qui déterminent ce que seront vos spectacles ? Écrivez-vous en pensant aux comédiens qui travailleront avec vous ?


Angélica Liddell : Il y a dans la compagnie un noyau stable : Lola Jiménez, Fabián Augusto Gómez Bohórquez et Sindo Puche. Mais les rencontres sont déterminantes. Je dépends des personnes dont je croise la route. Il y a dans la pièce des chanteurs ukrainiens dont j’ai fait la connaissance en me promenant sur le Rialto, où ils chantaient pour gagner quelques pièces. Quand ils ont fait irruption dans la salle de répétitions de la Giudecca, nous avons eu l’impression d’avoir capturé trois anges, c’était tellement impressionnant que la conception de la pièce a changé du tout au tout : désormais, par un hasard stupéfiant, le spectacle dépendait d’eux. J’avais l’impression que quelqu’un manipulait les fils depuis là-haut dans le ciel. La veille, les comédiens et moi-même avions vu un film de Sergueï Paradjanov, La Couleur de la grenade. Je voulais que ce film soit pour nous une référence à la fois spirituelle et esthétique. Et voilà que soudain, au beau milieu de la foule, sur le Rialto, j’entends chanter en russe ! Et de quelle façon ! Je me suis dit que nous étions accompagnés, frôlés par quelque chose de sacré, et cette pensée a déterminé la composition de la pièce. Tout cela n’aurait pas non plus été possible sans les douze comédiens rencontrés à Venise. On aurait dit que nous avions tous assassiné le même cadavre.
Quand j’écris, en revanche, je ne pense pas aux comédiens qui vont dire le texte. Cela vient dans un second temps. Mais il est vrai que j’écris toujours pour quelqu’un, j’ai besoin d’écrire pour quelqu’un de concret, j’entends par là un interlocuteur bien réel. Je peux écrire pour la personne que je hais, ou pour celle que j’aime, comme si cette personne était assise chaque jour dans le public pour assister à la représentation. Mon travail devient une offrande. Mes pièces sont presque toujours une offrande destinée à quelqu’un.


Vous citez le film de Paradjanov, La Couleur de la grenade. Les influences cinématographiques, mais aussi littéraires, musicales ou picturales, sont nombreuses dans vos spectacles. Comment les intégrez-vous à votre travail ?


Angélica Liddell : J’aurais bien du mal à énumérer tout ce qui m’influence car je vis en permanence sous influence. La peinture est l’une de mes passions. Pour You are my destiny, je me suis particulièrement intéressée au Trecento italien : ces figures sur fond doré, la disposition des corps… Mais il vient un moment où je ne sais plus ce qui m’a influencée ou pas. Je prends des notes tous les jours, je noircis des carnets, je les remplis d’images, je peux accumuler des centaines de références, qui prendront part à la dramaturgie de façon explicite, comme des citations, ou qui deviendront un gaz que nous respirons et que nous partageons, qui nous rend complices et qui nous rend fous. Ce qui chez Paradjanov m’a fascinée, c’est une puissance esthétique alliée à l’utilisation du rite, convoqué pour tous les instants fondamentaux de la vie de l’homme, la naissance, la mort… Paradjanov est touché par un don, comme Artaud, qui cherchait sa propre voie vers le sacré. Comme Artaud, il lui suffit d’un geste pour embraser les coeurs.


Artaud est-il aussi une référence pour vous ?


Angélica Liddell : Quand on fait des études d’art dramatique, ce qui a été mon cas, on étudie forcément Artaud, mais comme on étudie Freud en Licence de psycho ou Cioran en Licence de philo : on sait qu’ils existent, point. On peut même entendre que Cioran n’était pas un vrai philosophe mais un poète. Le pape, c’était Bertolt Brecht. Quant à Artaud, on le citait, mais on l’oubliait aussitôt. En fait, j’ai vite pris mes distances avec le théâtre… pour pouvoir faire du théâtre librement. Mes véritables liens avec Antonin Artaud ont débuté il y a quelques mois. Bien des gens associent Artaud à la cruauté, mais ils le font de façon maladroite, ils ressassent un lieu commun, un cliché. Je me suis mise à le lire et j’y ai vu des coïncidences qui ont été pour moi un véritable choc. C’est un peu comme lorsque je maudis Moby Dick parce qu’il m’ôte toute possibilité d’écrire Moby Dick, alors que ce que je voudrais vraiment écrire, c’est ça. Artaud est devenu chez moi une telle obsession que, le 31 décembre dernier, j’ai voulu écrire mon testament, pour préciser que je voulais être enterrée à côté de lui, à Marseille. J’ai même demandé aux comédiens d’emporter mes cendres à Marseille. Ce qui m’a le plus émue, c’est la lecture de ses lettres à Génica Athanasiou. C’était comme dire : “voici l’homme”. Il y a dans ces lettres toute la faiblesse qui faisait sa force, qui sous-tendait son combat. Une fois que je l’ai connu, il a cessé d’être une théorie. Artaud n’est pas une méthode, il n’est pas un décalogue. Artaud a la force de la faim, pour reprendre ses propres mots. Artaud est la faim.
Bref, je parle de l’absence de distance entre la poésie et la vie. Il est mon Nanaqui[1]. On a beau construire, édifier, il n’y a pas de distance. J’irais même plus loin : on édifie, on compose, on construit pour hurler au monde qu’il n’y a pas de distance. Vous ne le voyez donc pas ? Il n’y a pas de distance ! J’ai besoin de construire un palais en or pour que vous compreniez qu’il n’y a pas de distance, que ce palais se trouve dans mon coeur et dans mes désirs. Travailler, pour moi, c’est comme gravir la montagne avec Isaac. Si Dieu me demande de verser le sang de mon fils sur la pierre, je le verserai, car c’est la seule façon de sauver mon fils. C’est le grand paradoxe de l’histoire d’Abraham : pour que son fils soit sauvé et que l’ange stoppe son couteau, il doit être prêt à commettre le meurtre. L’art, c’est l’acte de grimper au sommet de la montagne avec Isaac. Il arrive que l’ange stoppe le couteau, mais il arrive aussi qu’Isaac se vide de son sang.


Dans Ping Pang Qiu (2012), vous disiez nourrir le projet d’écrire « juste une histoire d’amour ». L’avez-vous mené à bien dans You are my destiny ?


Angélica Liddell : Bien des fils invisibles se sont entremêlés pour que cette version de l’histoire de Lucrèce devienne une histoire d’amour. Il y a eu la rencontre avec les comédiens à Venise, et Venise ellemême : tous les événements qui s’y sont déroulés ont tracé une voie, un chemin inévitable menant à l’épiphanie, au mystère de l’amour. Sans Venise, la pièce n’existerait pas en tant que telle. Son destin, c’est le hasard. Au début, je voulais parler du désir, du pouvoir du sexe sur la volonté ; mon intention était de comprendre Tarquin. Tarquin n’est pas perturbé, il est un homme qui succombe face à la beauté, un homme tourmenté par la passion. Je l’ai tellement compris que j’ai fini par l’aimer. Mais je ne suis pas sûre qu’il s’agisse “juste” d’une histoire d’amour. Pour transformer le viol de Lucrèce en histoire d’amour, j’ai dû me rebeller contre la vision trop plate des choses. Je ne supporte pas que Lucrèce soit utilisée comme un symbole de vertu parce qu’elle s’est suicidée. C’est la société, cette mercerie bourrée de femmes vertueuses dont il est question dans la pièce, qui la suicide. Pourquoi une femme devrait-elle être vertueuse ? Et je trouve idiot d’utiliser cette histoire comme symbole de la chute des tyrans, en reléguant le viol au second plan ; tout comme je trouve absurde de l’aborder d’un point de vue strictement féministe. Bref, je me révolte contre la récupération politique de Lucrèce. You are my destiny n’est pas “juste une histoire d’amour”. Je dirais que c’est IRRÉMÉDIABLEMENT une histoire d’amour. Tout s’est combiné pour qu’il en soit ainsi. Cette pièce est la fille du fatum. Après, il faut organiser le fatum. Et il faut organiser l’anxiété et le chaos. La pièce est le fruit d’une composition, mais mon travail part toujours du fatum. Je ne peux pas l’éviter. Dans l’une des lettres qu’il adresse à Génica Athanasiou, Artaud écrit une très belle phrase dans laquelle il définit l’amour comme “une reconnaissance d’instinct à instinct”. Il y a quelque chose de cela dans You are my destiny. C’est un acte de reconnaissance de l’instinct. Il y a là des épées en flammes.


Que représente le personnage du fossoyeur dans You are my destiny ?


Angélica Liddell : Le fossoyeur représente “l’amour vrai”, il est la passion mystique. Ce n’est pas si facile à expliquer. Disons qu’il représente le fait de “tomber amoureux” : cet instant immaculé mais mortel. Le fossoyeur est un poète, un magicien colossal, il est proche d’Edgar Allan Poe, il est l’amour au-delà de la mort. Mais ce n’en est pas moins un amour impossible. Chacun reste d’un côté de la fosse, sans jamais pouvoir rejoindre l’autre. L’état de celui qui “tombe amoureux” se prolonge pour l’éternité. C’est la passion mystique, le renoncement au corps. Quand l’amour physique est un obstacle, l’amour mystique est une libération. Le fossoyeur est l’homme que je désire aimer. Lucrèce exauce mon rêve en rejoignant Tarquin dans la fosse, au centre de la terre. Pour le dire plus simplement, le fossoyeur est le destin. Le destin… Que peut-on y faire ?


Propos recueillis et traduits par Christilla Vasserot
pour le Festival d’Automne à Paris et l’Odéon-Théâtre de l’Europe

Notes

[1] Surnom affectueux d’Antonin Artaud.

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.