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Woyzeck

+ d'infos sur le texte de Georg Büchner traduit par Adeline Rosenstein
mise en scène Thibaut Wenger

: S’échapper d’un train en flammes, aller mettre le feu

1. Un matin d’octobre 2005 à la frontière entre la province et la capitale fédérale de Buenos Aires, des passagers d’un train en panne ont saccagé une gare et ses environs. Ils avaient attendu depuis plus d’une heure qu’il redémarre, agglutinés dans une chaleur suffocante. Ce train régulièrement défectueux et bondé les mène tous les jours de la banlieue de Buenos Aires vers le centre ville, sur leur lieu de travail.
Ce matin-là, un feu s’était déclaré à l’arrière de l’un des wagons. Finalement des personnes sont descendues sur la voie ferrée. Aussitôt, des agents de police mobilisés le long de la gare prochaine, leur crièrent par mégaphone qu’il était interdit de descendre du train, les menacèrent, puis ouvrirent le feu. A la première détonation une émeute éclata. Le train déversa des passagers enragés, les policiers furent vite débordés, la gare et les petits commerces environnants, incendiés ou mis en miettes.
Au même moment sur le satellite nous parvenaient avec le décalage horaire, les images de la première nuit d’émeute de Clichy-sous-Bois déclenchée par la mort de Bouna Traoré (15 ans) et Zyed Benna (17 ans) qui s’étaient réfugiés dans un transformateur pour échapper à la police.
Le facteur racial travaillait l’opinion dans les deux pays. Sur les télévisions argentines, le père de famille en sueur qui hurlait dans le micro de la journaliste : ils nous tirent dessus mais le putain de train brûlait ! Je sais bien que c’est interdit de marcher sur les voies – est de petite taille, cheveux noirs, la peau mate, quelques tatouages sur ses gros bras agités. S’il n’est pas d’origine bolivienne, il est en tout cas ce qu’on appelle un Negro, un de ces êtres humains dont partout dans le monde on redoute la colère parce qu’on sait que depuis des années ils sont priés d’attendre patiemment dans des trains pourris qui vont finir par prendre feu.
Depuis longtemps le théâtre savait montrer la collision entre le délinquant et les forces de l’ordre, entre le prince furieux et son entourage stupéfait, meurtri. Et soudain, annonçant les presque deux prochains siècles de littérature, Georg Büchner, 23 ans, chercheur en anatomie comparée et en philosophie, auteur et révolutionnaire allemand d’avant le printemps des peuples, décide de représenter le train en flammes duquel s’échappe un homme qui a tout l’air d’un délinquant, n’en est pas un mais va commettre un meurtre, Woyzeck.
Ils étaient des centaines à assister à la mise à mort du perruquier sans emploi Johann Christian Woyzeck, le 27 août 1824 à Leipzig, condamné pour le meurtre de sa maîtresse infidèle. Pas d’école ce jour-là, on allait au spectacle de la décapitation par l’épée. Il paraît que le bourreau lui avait si bien tranché la tête qu’elle resta posée sur le plat de la lame. Et qu’il la fit tomber d’un mouvement du poignet. Ces détails ainsi que les expertises médicales sur le degré d’imputabilité du coiffeur chômeur Woyzeck, son degré d’ignorance et de folie avaient donné lieu à de nombreuses publications.
Büchner décide de condamner les spectateurs de son exécution, braves gens à la conscience tranquille qui se demandent, avec les experts, si Woyzeck est plus ou moins fou. Büchner n’épargnerait personne, toute la société allait y passer. L’auteur en exil à Zürich meurt du Typhus avant d’achever ce projet.
Pièce inachevée, le fragment Woyzeck se présente comme une succession de scènes à coulisses: on peut « cadrer » sur la personnalité de Woyzeck, comme sur les tendances psychiques de tous les autres personnages qui s’amusent à l’humilier : cadrage au format « portrait », vertical. Mais chaque scène nous invite aussi à élargir le champ et reculer d’un pas, pour obtenir un cadrage « horizontal » au format « paysage » où la dynamique sociale du monde de Woyzeck (avec ses castes bien distinctes, ses langages bien distincts et ses repoussoirs de distinction) – apparaît pour prendre la place du personnage principal.
La main qui ramasse une pierre, le gars qui va « faire une connerie » passent au second plan. Dès lors et avant tout, il y a le fait que le train en flammes dont s’échappe l’innocent, et les armes pointées vers le délinquant se fondent en un même récit. C’est une grande claque à l’idéalisme allemand – qui avec Schiller faisait de la représentation théâtrale un cours préparatoire à la révolution et dont les spectateurs sortaient en criant « Vive la liberté !».
L’individu dont l’existence dépend de facteurs complètement extérieurs à lui-même peut-il par la force de sa volonté, par la révolte ou la décision planifiée, intervenir sur le cours de l’histoire ? Sur le cours de sa propre vie? C’est la question de toutes les révoltes sociales que pose l’auteur du fragment Woyzeck, scène après scène, celle de la liberté. On pourrait dire que Büchner introduit la pensée matérialiste en littérature 50 ans avant qu’elle ne soit formulée par Marx et Engels.
Quelle liberté pour « le chien » dont Heiner Müller attendait la réincarnation en loup, dans un texte intitulé « la blessure Woyzeck » prononcé lors de la remise du Prix Büchner en 1985 ?
« WOYZECK est la blessure ouverte. Woyzeck vit là où le chien est enterré, le chien s’appelle Woyzeck. Nous attendons sa résurrection, dans la crainte / l’espoir que le chien revienne en loup. Le loup vient du Sud. S’il fait un avec notre ombre, quand le soleil est au zénith, alors commencera, à l’heure incandescente, l’histoire ». (Traduction Jean-Pierre Morel)
Ils sont nombreux à venir du Sud, les nouveaux Woyzecks échappés d’un train en flammes, nos policiers sont à leurs postes : vont-ils les menacer ? Ou bien l’histoire « à l’heure incandescente » où nos voisins se soulèvent contre leurs tyrans, va-t-elle commencer ? Comment peuvent-ils « ne faire qu’un avec notre ombre » quand le soleil est au-dessus de nos têtes, si ce n’est dans l’étreinte?

Adeline Rosenstein, dramaturge

juin 2011

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