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Vêtir ceux qui sont nus

+ d'infos sur le texte de Luigi Pirandello traduit par Ginette Herry

: Note d’intention

par Stéphane Braunschweig, novembre 2005

L’écrivain Ludovico Nota recueille dans son meublé Ersilia, une jeune fille dont la presse vient de raconter le drame personnel : d’abord renvoyée de son poste de nurse suite à la mort accidentelle de l’enfant dont elle avait la garde, puis abandonnée par son fiancé, elle a tenté de se suicider. Rien que de très banal somme toute, mais de quoi éveiller la compassion chez tous les amateurs de mélo, qu’ils soient lecteurs de faits-divers dans la presse à sensations ou spectateurs d’un théâtre où l’on aime aller pleurer plus malheureux que soi.

On imagine aisément Ludovico Nota en auteur à succès de ce théâtre lacrymal, prenant Ersilia comme modèle d’un nouveau personnage. C’est ce que se figureErsilia en tout cas, avant de comprendre que l’écrivain s’intéresse plus à sa personne qu’à l’histoire dont elle voudrait être le personnage… Premier malentendu. Mais surtout, on va vite s’apercevoir que le récit d'Ersilia n’est pas tout à fait conforme à la réalité, qu’elle a en quelque sorte « habillé » son suicide d'une histoire qui fait d’elle une victime bien comme il faut. Bref : la malheureuse Ersilia a menti, elle n’a donc pas mérité les larmes qu’on a versées pour elle.
Sa tentative de suicide pourtant n’était pas feinte, et Ersilia par bien des côtés peut revendiquer le titre de victime qu’on lui dénie à présent. Est-ce la honte d’apparaître à nu comme cette victime-là qui l’aura conduite à se fabriquer une autre image d’elle-même, mieux vêtue, plus convenable, plus conforme ?

L’histoire d’Ersilia m’a rappelé cette jeune femme qui avait prétendu avoir subi une violente agression raciste dans le RER : comme si se poser en victime était devenu pour elle le seul moyen d’échapper à l’anonymat de la vie moderne, le seul moyen d’exister dans une société qui précisément passe son temps à fabriquer des people, inventant des stars d’un jour ou donnant à des « gens normaux » la chance de devenir la vedette du reality show de leur propre vie. Exister comme victime, c’est un peu retrouver la parole qu'on a l'impression de n'avoir jamais eue, c’est se sentir vêtu quand on se croyait nu. Et voilà qu’avec la complicité de notre compassion et elle des médias toujours prêts à la nourrir – une compassion singulièrement avide en ces temps de panne de projet politique, où le sentiment prégnant de notre impuissance à agir nous porte plus à l’empathie avec ceux qui souffrent qu’à l’admiration de ceux qui tant bien que mal cherchent précisément à agir –, voilà que les victimes se fabriquent comme les idoles et les stars, qu’il y en a de plus belles que d’autres, de plus émouvantes, de plus tragiques, de plus héroïques…
Dans Vêtir ceux qui sont nus, Pirandello apporte certainement un éclairage prémonitoire sur ces processus de victimisation tels que nous les connaissons aujourd’hui dans notre fameuse société du spectacle parvenue au stade de la « télé-réalité ». Il met en scène aussi – cela va avec – le déballage public de l’intime, et le processus de déformation ou de reconstruction de la réalité qu’induit tout discours sur soi. En « humoriste » qui a sans doute bien lu Ibsen, Pirandello ne peut s’empêcher de scruter le chaos intime des êtres réels derrière les belles images auxquelles chacun voudrait ressembler, il fait impitoyablement tomber leurs masques tout en sachant peut être que leur nudité ne donnera pas accès pour autant à leur vérité… Il sonde et avive ainsi notre regard de spectateur – qui aime s’embuer du malheur des autres ou percer leur secret – avec l’intention délibérée de ne pas le satisfaire : quand l’art se fixe l’ambition de laisser la vie surgir dans ce qu’elle a d’informe et d’irréductible, c’est le spectateur qui est nu.

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