: Note d'intention
La voix du deuil
Une langue – brisée, maltraitée, qui dit la difficulté de dire ce qu’on porte, et ici, la vie. Puis quelqu’un, une figure plus qu’un personnage, un corps qui porte cette langue – une voix. Une vie nue, qui n’a rien, ne représente rien pour personne : un de ceux des bords de nos routes, qui n’ont pas d’identité, n’ont rien à attendre. [ne pas parler pour eux, mais de nous, pour nous.] Faire entendre la langue de ce père qui n’a rien, n’est rien, pour personne – n’est même plus père. Cette voix devient, dans ce texte, une parole impersonnelle, qui n’appartient en propre à personne. La voix des larmes et du deuil, la voix tragique antique, qui ne viendrait pas d’un héros admirable, mais au contraire d’un moins que rien. Le tragique de nos vies, de nos quotidiens, est peut-être porté, rendu visible, aujourd’hui, par ces êtres privés de tout, qu’on ignore tant que c’est possible, plus que par n’importe quel héros. Ceux-là forment, donnent forme, aux limites de nos politiques, de nos communautés et de nos discours. Rendu lisible par la furie lucide de Tarantino. Une langue de tragédie, donc, qui ne résout rien mais pointe et donne une forme à ce que nos pensées ne savent penser, à ce que nos imaginaires fantasment – la définition même de la tragédie.
Donner une forme à l’impensé
Entre notre aujourd’hui, nos
mémoires et nos consciences
sociales, souvent inquiètes et d’abord
d’elles-mêmes, et ce radicalement autre
que ce père fait surgir, se tisse la
tragédie. Elle n’est pas dans la vie du
héros endeuillé sur scène, mais dans
l’oeil, et la situation même, du
spectateur.
Si l’image scénique devient le lieu de l’incarnation,
nouant ensemble conceptuel et sensible, elle n’est
plus le lieu de l’identification. Ce n’est plus
trouver l’idée qui prétendument sauve, mais ouvrir le regard à la méditation, à ce qui lui échappe.
Penser le tragique aujourd’hui, ce serait donner une forme à penser, et non penser une forme – c’est-à-dire, matériellement, donner à penser le désastre des identités, des idées de soi et des autres, des signes et des reconnaissances, et montrer leur fuite ou leur dissipation, leur perpétuelle recomposition comme forme de vie, comme puissance de résistance de l’être contre toutes les dominations.
Une force de non-réconciliation
Un texte – qui n’est pas dramatique, le drame a déjà eu lieu. Construit sur une forme ancienne – mais retournée sur elle-même, là encore, par l’énergie puissante de Tarantino, son « acharnement à désespérer », comme l’écrit Manganaro. Les Vêpres, l’office du soir, qui marque le début de la journée liturgique – non pas celle du soleil et des montres, mais celle de l’esprit. Avec la nuit qui arrive, on célèbre la création du monde. On y chante le Magnificat, grandiose hymne aux puissances du monde – ici, l’extraordinaire monologue d’un fils qui témoigne de sa mort volontaire, s’ouvrant à une délicatesse inouïe. Avant l’hymne : les psaumes, ici l’histoire lugubre et odieuse d’une enfance dans la démerde. Après : l’oraison, ici la recherche des trois sous nécessaires à un enterrement, comme un comédie italienne de Toto ou un sketch de Chaplin. L’ensemble forme un monologue, un père qui invente la voix de son fils, au téléphone. Un père qui refuse la mort de son fils. Il la refuse radicalement, frontalement. Il devient une puissance de résistance à l’oubli, une force de nonréconciliation avec la mort.
Ce texte n’est pas un labyrinthe intime, une plongée en soi, psychologique, mystique ou sentimentaliste. Au contraire, c’est une confrontation radicale avec le dehors, une permanente ouverture – et d’abord dans la langue. Ce père ouvre sans cesse la vie de son fils, il lui invente un in-fini – le soleil mythique de la Grèce – qui est l’extrême vie qu’il oppose à la mort. L’un et l’autre, ces dépouillés sans identité, ces dépouillés de tout signe signifiant, ces humiliés situés à l’extrême limite de nos discours, deviennent alors les résistants à toute forme de domination, celles qu’imposent la société et celle de la mort sur la vie, de la même façon. Ceux-là, en marge de nos vies, en ressuscitent les puissances manifestes.
Eric Vautrin
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