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Caubère joue Benedetto : Urgent Crier !

mise en scène Philippe Caubère

: Note d'intention

Il ne s’agira pas pour moi de lire ou réciter des textes d’André Benedetto, mais bien de l’incarner, l’imiter, le faire revivre ; par ses mots comme par le souvenir que je garde de lui, de ses gestes, postures, regards ; de sa voix ; de son accent si particulier, celui qu’il avait dans la vie, comme celui qu’il prenait pour jouer ; accent «corrigé» non pas comme il l’est par les bourgeois marseillais ou aixois pour se démarquer de celui du peuple mais à sa manière à lui, inspirée de ses grandes influences, Raimu, Préboist et autres «acteurssud » comme il les appelait, ou encore et aussi Vilar, Gérard Philipe ou Alain Cuny.


Voici le paradoxe : pour la jeune génération, André Benedetto est presque plus connu comme le président du Festival «Off» d’Avignon, titre sympathique mais tout de même anecdotique, qu’il fut un temps que comme l’immense poète, penseur, dramaturge qu’il sera pour toujours, et que le comédien et homme de théâtre exceptionnels qu’il était encore il y a deux ans, juste avant sa mort soudaine. Moi qui fus son disciple et son contemporain, je voudrais tenter de faire partager, à cette génération en particulier, l’émotion que je ressentis en 1969, j’avais 19 ans, lorsque je le vis apparaître sur la scène du Théâtre du Centre à Aix-en Provence, dirigé alors par Antoine Bourseiller. En compagnie de Jean-Marie Lamblard et Michel Hébrard, il y donnait Xerxès, extraordinaire adaptation des Perses d’Eschyle pour 3 blousons noirs. D’emblée, je fus frappé par sa beauté. Non pas un ange comme Gérard Philipe, ni un commandeur comme Vilar, c’était un démon. Aussi beau que Brando, auquel il ressemblait étrangement. Un Brando du midi, ce qu’on entendait dès qu’il levait la voix, - il jouait d’abord à voix basse, presque inaudible. Habité par la même sauvagerie, la même animalité, la même féminité, éclairé par la lumière d’une extrême et supérieure intelligence, il irradiait. Un être de pure poésie. Le jeune adorateur de la scène que j’étais ne pouvait que tomber - non pas amoureux, j’aimais plutôt les filles - mais en totale passion pour ce beau, ce vrai «monstre». La politique, qui débordait de partout à l’époque, l’avait «pris» lui aussi dans ses rêts et jusque dans les tréfonds de son oeuvre. Cela me le rendait plus proche encore, plus familier. Même si l’admiration et la crainte immense qu’il m’inspirait me le rendaient quasiment inaccessible. Ceux qui l’ont connu à cette époque ont ressenti, je crois, en sa présence, les mêmes sentiments, les mêmes émotions. Ce qui est plus rare avec lui, et presque unique, c’est que, depuis, - ça fait quand même un bail - il ne nous a, ne nous aura jamais déçus. Il a fait de bons spectacles, parfois géniaux, d’autres moins bons, certains mauvais, il a tenu tous les propos, des plus lucides ou plus déments, mais l’homme et l’artiste sont restés purs, inchangés, irréductibles. En ces quatre décennies qui furent - dans le domaine du théâtre aussi - celles de tous les compromis, renoncements et désillusions, il est un cas. Le doit-on à sa personne uniquement? Je ne le crois pas. Mais plutôt à l’artiste créateur, à la force de l’oeuvre. Elle aura vu le jour dans ces joyeuses et fertiles années 60, s’est ouverte ensuite, développée, a pris le large et le long cours. Depuis, elle s’est affirmée, confirmée, enracinée, débordant à mon avis toutes celles qui lui étaient contemporaines, les écartant, les dépassant.


Si je parle souvent de la «beauté» de Benedetto (y en a que ça énerve…), c’est pour dire à quel point c’était d’abord un comédien, au sens le plus ancien, le plus magique du terme. Et que ce comédien - cet acteur - était hanté ; par la conscience, douloureuse certes, mais aveuglante aussi, de l’oeuvre en train de se faire. Cette lumière, cette «obscure clarté qui tombe des étoiles» brillait dans son regard. Tout coléreux, parfois capricieux qu’il pouvait être, il était sûr de lui. C’est ce qui saute aux yeux lorsqu’on relit les textes, poèmes, pièces de théâtre, interventions, chroniques qui composent la géographie de cette galaxie. Non pas littérateur, analyste ou phraseur de théâtre comme il en est tant, c’était un penseur, un vrai : philosophe, créateur, poète, et un amuseur politique, comme Brecht le fut en sa jeunesse. Dieu sait pourtant qu’il lui en aura fallu, de l’assurance et de la conviction, pour affronter, ignorer, tenir à distance ce châtiment de l’Artiste, cette vieille, éternelle et si méprisable malédiction : le manque de reconnaissance.


Peu d’artistes de théâtre parmi ceux de ma génération, «nés» ou surgis en 68, ont eu à subir une telle punition, un tel outrage. En ces années de théâtre subventionné, de Culture devenue religion d’état, lequel, laquelle d’entre nous est-il resté aussi méconnu?! Personne. Et personne non plus - prenant le risque d’être injuste envers ceux qui ont toujours vu et défendu son génie - parmi les sommités du théâtre, les intellectuels, les chroniqueurs, ceux qui font la pluie et le beau temps, n’a vu, dit, ni compris ce qu’il était vraiment. Même à l’époque où il était encore «à la mode», on disait : « oui, mais il joue » ou « il écrit mal, ses acteurs sont mauvais, il fait la morale… ». Personne ne pouvait parler ou écrire sur lui sans rajouter immédiatement des choses restrictives, amoindrissantes, anecdotiques. À cause de la politique évidemment, comme si, depuis les années 80, c’était devenu une tare, une limite, mais aussi et c’est inavouable, à cause de l’accent.


Ah, l’accent ! À Paris, de tous temps et maintenant encore, un acteur qui parle avec l’accent du midi, - même celui-ci, si châtié, si sophistiqué - ne peut être qu’un acteur comique et célèbre, dans des films comiques et célèbres. Pour aller vite, Fernandel ou Raimu dans des films de Pagnol. Mais certainement pas un auteur, un poète ; sinon maudit, pathétique, local et mineur. Que le plus grand dramaturge vivant français de ce dernier quart de siècle ait été un avignonnais, habitant, travaillant, produisant en Avignon, ville où chaque été est rassemblé tout ce qui est sensé se faire de plus «pointu», de plus décisif dans l’art du théâtre, ceci dans l’indifférence ou la condescendance générale, est quasiment surréaliste. Une extraordinaire ironie de l’Histoire, quelque chose qu’il faut méditer. Seuls Vilar et Puaux qui le respectaient et l’admiraient vraiment, -le comprenaient surtout- ont donné à Benedetto la place qui lui revenait de droit au sein du Festival d’Avignon. Aucun de leurs successeurs n’a seulement pensé : le théâtre vivant en France, avant tout autre, c’est lui. Non, il était devenu «le vieil Indien de la Place des Carmes» dans le meilleur des cas, rien du tout dans le pire, ou le créateur et représentant du Festival «Off» à la fin… On ne lui a jamais confié la Cour d’Honneur, par exemple, comme tout le monde savait qu’il en rêvait, comme il l’avait demandée à juste titre pour y créer Le Trés vieux roi et son vieux fou avec Alain Cuny.


Mon spectacle n’aura pas l’ambition de rattraper cette injustice, ce joli crime contre l’art et l’esprit, ni de régler les comptes : l’oeuvre s’en chargera toute seule. N’empêche, accompagné d’un seul, - mais quel ! - guitariste, électrique parfois, andalou d’autres fois, Jérémy Campagne, armé par moments d’un micro sur son pied et désarmé la plupart du temps, c’est à dire à voix et scène nues, - comme je dirais : à mains nues – j’ai bien l’intention de raconter qui était ce poète, cet acteur, ce démiurge. Trois textes de la maturité, l’un sur Vilar et le Festival, un autre sur Artaud et Marseille, un Magnificat enfin, dédié à Gilles Sandier (qui se souvient encore de Sandier… sinon Benedetto ?!) seront comme enchâssés dans la poésie révolutionnaire des années 66/68, comme issus d’elle, comme si elle en avait été le creuset, l’origine, l’oeuf d’où tout serait sorti. Extraite des Poubelles du vent, où sont chantés et raillés les beatnicks, 68 et le Festival d’Avignon, dans les yeux duquel, déjà, le 31 juillet 68, il plonge son regard de braise et «voit» TOUT («au festival je n’ai pas vu le peuple, je n’ai vu que des flics»), elle sera la partie flamboyante et rock-and-roll du spectacle.


C’est sous le titre de son premier recueil de poèmes, Urgent crier !, dont paradoxalement je ne dirai pas un mot, que j’espère donner de ce personnage inouï une vision, une écoute dignes de celui que, toute ma vie, j’ai admiré.
Et adoré.

Philippe Caubère

10 juin 2011

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