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Une puce, épargnez-la

+ d'infos sur le texte de Naomi Wallace traduit par Dominique Hollier
mise en scène Anne-Laure Liégeois

: Questions à Naomi Wallace, auteur - mars 2012

Propos recueillis par Dominique Hollier, traductrice

C’est un lieu commun de dire que votre écriture est un très adroit mélange du poétique et du politique, les deux qualités s’exaltant l’une l’autre. Lorsque vous commencez une nouvelle pièce, quel est votre point de départ ? Qu’est-ce qui déclenche une nouvelle pièce ? Comment est-ce qu’une écriture aussi puissante se construit ?


Il y a pour moi deux éléments déclencheurs pour une nouvelle pièce. Le premier est une possibilité historique, quand un moment de crise ou de conflit surgit, comme le décrit Walter Benjamin, et met ou menace de mettre le monde sens dessus dessous. Je suis toujours en quête du monde à l’envers ! L’autre déclencheur, c’est quand je rencontre une image précise qui m’attrape l’imaginaire. Une puce, épargnez-la est née de ma lecture des écrits de Daniel Defoe sur la peste à Londres, et de l’impression que cela pouvait « parler » à ce qui se passait alors aux États-Unis (au milieu des années 90). Je me suis mise à imaginer de quelle manière ces deux moments apparemment disparates pouvaient être reliés. Ainsi les émeutes, le sida, la peur de la contagion, la peur des troubles sociaux et les troubles eux-mêmes ont commencé à converger pour former une pièce sur les conflits et désirs qui soustendent les relations entre les classes, entre les genres, entre les enfants et les adultes. Au moment où je travaillais à cette pièce, j’enseignais en même temps dans deux universités américaines, une dans l’Ohio et l’autre dans l’Illinois, et j’avais de longs trajets pour aller de l’une à l’autre. Au cours d’un de ces trajets, j’ai trouvé l’image (ou peut-être que c’est elle qui m’a trouvée) du doigt qui s’introduit dans une blessure. C’est cette image de transgression, à la fois violente et sensuelle, religieuse et profane, qui a conduit à l’histoire d’Une puce, épargnez-la.


Pouvez-vous nous dire ce qui, ou qui, quelles voix, vous ont poussée à écrire pour le théâtre ?


Ma mère m’a offert le roman de James Baldwin « Another Country » quand j’avais 14 ans. Il a marqué durablement ma conscience. Je n’étais peut-être pas prête à lire ce livre à cet âge-là, mais je l’ai lu. Et j’y ai aperçu une autre Amérique. J’ai su immédiatement, même à ce jeune âge, que ma vision des relations sociales aux Etats-Unis était profondément déformée. Avant d’écrire pour le théâtre, j’écrivais de la poésie. Mes poèmes n’étaient généralement pas dans le registre de la confession, je me sentais plutôt plus à l’aise en adoptant des voix différentes. Je dirais qu’une bonne partie de mes poèmes portaient la voix d’un personnage. Quand ces voix se sont faites assez fortes, ont exigé plus d’espace et la compagnie d’autres voix, alors je suis moi aussi passée à la sphère plus vaste du théâtre. Je me suis mise à lire des pièces – Shakespeare, Webster, Isben, Brecht, Bond, Churchill, Griffiths – et j’ai eu la bonne surprise de voir avec quelle facilité le passage se faisait (et aujourd’hui je n’écris pratiquement plus de poésie). J’ai aussi été surprise de découvrir à quel point j’aimais travailler avec les acteurs, metteurs en scène, scénographes, et à quel point ils m’inspiraient. Je m’étais menti à moi-même pendant des années, en me faisant croire que je préférais travailler seule. Aujourd’hui, je peux dire que mon travail n’est jamais aussi riche que dans la collaboration. Laisser d’autres écritures, d’autres voix ou d’autres idées s’enchâsser dans le corps même de ma pièce, c’est pour moi l’un des plus grands plaisirs et l’un des plus grands bénéfices qu’il y ait à écrire pour le théâtre.


Pensez-vous qu’écrire pour la scène est nécessairement un geste politique ?


Le théâtre concerne essentiellement et avant tout la lutte pour le pouvoir et autour du pouvoir. Qui l’a. Qui ne l’a pas. Qui est prêt à tuer pour l’obtenir, qui est prêt à trahir. Comment on pourrait le partager. Reconfigurer notre conception du pouvoir est souvent quelque chose qui nous transforme, même si c’est douloureux. Souvent nous résistons, réticents à être véritablement transformés parce que cela peut être ressenti comme un anéantissement physique ou émotionnel. Et pourtant, se laisser retourner comme un gant par les autres, par des idées, peut être excitant, sensuel, sexy, rude.


Vos pièces se situent souvent dans le passé, proche ou lointain. La langue à chaque fois nous restitue la sensation de l’époque, tout en demeurant extrêmement moderne et reconnaissable, personnelle, unique. Comment choisissez-vous l’époque où vous situez une pièce ? Est-ce que vous vous attachez à la langue d’un point de vue historique ou bien est-ce que ce sont les personnages qui dictent leur propre parler ?


Si j’écris des pièces, c’est entre autres raisons pour m’instruire. Le système éducatif aux États-Unis peut souvent être un processus de dénigrement. J’entends par là un dénigrement de notre capacité à agir en tant que citoyens. Et l’enseignement traditionnel n’encourage pas souvent la remise en question de l’ordre présent, ou du passé. Je n’ai pour ainsi dire rien appris sur l’esclavage dans le cadre de mes études de jeune adulte. Ma toute dernière pièce (The Liquid Plain), écrite pour le Oregon Shakespeare Festival, porte un regard sur les relations souvent dépendantes, bien qu’explosives, entre les différents peuples et races sur les docks dans l’Amérique des XVIIIe et XIXe siècles. Les historiens sont mes héros. Ils mettent au jour ce qui est enterré. Les meilleurs ne prêtent pas l’oreille aux Maîtres et aux Rois, mais ouvrent les tombes des déshérités et font parler les morts. Je fais énormément de recherches, ce qui j’espère est à la fois évident et invisible, et j’essaye d’aborder l’histoire et les sujets historiques avec la conscience de mes propres privilèges et préjugés ; en d’autres termes, j’essaye d’habiter mes personnages avec respect, en sachant que mes mots, la manière dont je campe mes personnages, ne sont pas ma propriété et que je ne peux pas en faire ce que je veux.


Qu’est-ce que cela signifie pour vous et pour votre oeuvre d’être entrée au répertoire de la Comédie-Française (en ce qui concerne l’ouverture à un public français, l’accès du public français à votre travail) ?


Mon travail n’a jamais été honoré dans mon propre pays comme il l’est avec l’entrée d’Une puce, épargnez-la au répertoire de la Comédie-Française. Cet honneur me rend outrageusement heureuse. En tant qu’auteur, cette reconnaissance par la Comédie-Française m’encourage à continuer à écrire les pièces que je me sens obligée d’écrire, sans tenir compte de leur accueil souvent assez frais aux États-Unis. Grâce à la Comédie-Française, je suis horriblement, délicieusement fière de pouvoir murmurer dans le même souffle le nom de Tennessee Williams et le mien : « Tennessee et moi.» Chose peu courante pour moi, les mots me manquent à me trouver en si auguste compagnie et dans un répertoire d’une telle qualité ; que demander de plus ? Bien sûr, j’ai désormais une grande affection pour tout ce qui est français, y compris les spectateurs de théâtre. J’espère que mon travail, où qu’il atterrisse, rencontrera toujours une réflexion critique associée à une imagination créative, et une volonté de poser les questions difficiles et de suivre les réponses éclairées, porteuses d’humanité.

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