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Une puce, épargnez-la

+ d'infos sur le texte de Naomi Wallace traduit par Dominique Hollier
mise en scène Anne-Laure Liégeois

: Entretien avec Anne-Laure Liégeois - février 2012

Propos recueillis par Laurent Muhleisen, conseiller littéraire de la Comédie-Française

La violation d'un corps social par un autre


Une puce, épargnez-la ! est une pièce qui dit la proximité soudaine et accidentelle d’individus de classes sociales faites pour ne pas se rencontrer ; deux hommes et deux femmes sont enfermés dans un appartement des beaux quartiers de Londres pendant la Grande Peste, en 1665, surveillés par un cinquième qui les empêche de sortir. Des riches et des pauvres, contraints à vivre ensemble. Les pauvres ont pénétré la propriété privée des riches. On assiste à la pénétration d’un corps social par un autre corps social et au franchissement d’un corps par un autre corps. Intime celui-là. Une ouverture insoupçonnée, la découverte d’une brèche à pénétrer. Un univers clos va petit à petit s'ouvrir vers un autre monde. Une révolution à 180° du monde et des corps. Et comme dans toute révolution le moment est violent et la liberté ne sera qu’au bout d’un long chemin. Le monde est bousculé et il va changer. C’est une pièce pleine d’espoir ! Magnifique parce qu’elle mêle le trouble du monde et le trouble du corps et finit par nous faire parvenir, dans un érotisme incroyable, le bouleversement de l’ordre social grâce à la description du bouleversement de la chair. Les scènes où corps et corps, celui de la société et celui de l’être, se bousculent, se mélangent, sont nombreuses. Par exemple celle où Snelgrave, le riche cède à Bunce, le pauvre, ses chaussures et ses bas, encore lourds de sa chaleur, pour que le pauvre s’exerce au changement qu’engendrera la révolution. Mais Snelgrave reprend bien vite à Bunce ses vêtements lui disant qu’il ne saura jamais les porter : faire la révolution oui, en faire quelque chose, de cette révolution et mener le monde, ce sera autre chose... ! Et Bunce finira par vendre ces chaussures pour acheter sa liberté... ! Le monde est cruel, si les personnages, comme ils nous en supplient dans la pièce à plusieurs reprises, eux ne le sont pas !


Le pouvoir, l'amour et la mort


La pièce de Naomi Wallace mêle les trois sujets qui me sont absolument nécessaires pour pouvoir faire du théâtre : le pouvoir, l’amour et la mort… Toujours je change le sommet de cette triangulaire, je fais rouler la pyramide ! Ici, je lance la pyramide et tout sommet Amour ou Mort ou Pouvoir est possible ! Une puce, épargnez-là ! est une histoire d’amour (de sexe et de désir) sur fond de mort (de peste, de maladie tueuse) et de pouvoir (de cette étape du pouvoir qu'est la révolution) ; c’est une histoire de pouvoir sur fond de sexe et de mort, c’est une histoire de mort sur fond de pouvoir et d'amour. Les trois axes s'explorent en permanence. On peut encore jouer avec les trois mots : amour du pouvoir et de la mort ; mort du pouvoir et de l’amour ; pouvoir de l’amour et de la mort ! Je ne me lasse pas de les lancer et de regarder comment ils retombent ! C’est cet agglomérat, matière en fusion que forment ces trois éléments qu’il faut que je montre dans le spectacle, une fusion des corps, ce conglomérat dont sortent toutes les humeurs de l’homme et du monde, le lieu d’un écoulement. Trouver comment dire le Tout avec le Rien. Le Grand avec le Petit, et inversement d’ailleurs... Tout un théâtre déjà ! Comment dire le monde en fusion dans une coquille de noix. Les cinq comédiens, alors que nous sommes au début des répétitions, et le Théâtre, ce morceau de décor et cette ligne tracée au sol par delà et en deçà de laquelle on travaille, sont là et le disent ; du corps des acteurs naît la parole universelle puisqu’elle est langue écrite, langue de théâtre ; l’espace de la scène, le petit, engendre le grand, l’universel, puisque l’espace scénique est représentation et non réalité et qu’au théâtre on ne saurait l’oublier. Le titre de la pièce, tellement étonnant, illustre ce petit et ce tout. Il s'inspire d'un poème de John Donne, du XVIIe siècle, à l'intérieur duquel dans un demi-vers est écrit : one flea spare. Une puce nous a piqué tous les deux, nos deux sangs en elle se sont mêlés, nous sommes unis dans ce corps. Le corps de la puce, le vecteur de la peste ! Faire du siège de la mort – une mort rapide et affreuse, dans d'atroces souffrances, une mort qui ravage le corps, n’en fait qu’une plaie suintante – celui de l’amour est un des aspects essentiels de la pièce. C’est par la peste, et par le vecteur de la peste qu’est la puce, que se lient des individus, et des classes sociales. La mort rode à l’extérieur et à l’intérieur aussi, à un point tel que tout ne peut que se déchaîner, à commencer par les corps. C'est cela qui permet la rencontre de Bunce, l’homme pauvre, et de Darcy, la femme riche, mais aussi celle de Snelgrave et de Bunce, sur un mode tout aussi sensuel, médiatisé essentiellement par la parole, le verbe, qui joue le rôle central dans une pièce si intensément écrite. Et c’est Morse, l’enfant, qui sait dire les choses pour qu’elles existent. Et Naomi Wallace sait dire le désir de façon tellement étonnante parce que sans pudeur et avec poésie. Avec elle, le corps a un vocabulaire libre. Et ainsi il existe.


Sensualité et liberté


Toujours on me replace devant cette pensée qu’il existe une écriture féminine et une masculine comme il existe une mise en scène masculine et une féminine ! Je crois sincèrement qu’il existe une écriture dans le monde, une écriture littéraire et une écriture scénique. Ensuite est-ce que les hommes et les femmes voient, vivent le monde différemment, je ne sais pas. Est-il question d’éducation ou de nature profonde, d’hormones, de gênes, de choses mystérieuses et impalpables qui font que le monde ne nous parvient pas à l’identique ! Je ne crois pas ! Je ne sais plus ! Ce que je sais c’est que Naomi Wallace s’intéresse, parce qu’elle est femme mais aussi parce qu’elle est Homme, à la femme, à sa sensualité, à sa lutte pour exister dans un monde construit par les hommes. On est au XVIIe siècle ! On ne parle pas d’aujourd’hui ! Moi aussi, je suis une femme, alors je suis bouleversée par ce corps de femme qui se débat pour s’appartenir ! Mais je crois que si j’étais un homme cela me bouleverserait tout autant... Je ne le saurai jamais ! Chaque jour de travail sur le texte je suis impressionnée par l’incroyable liberté de Naomi Wallace et je dois trouver moi aussi cette même liberté pour parler aux comédiens et je suis parfois étonnée de ne pas trouver le mot juste sur le désir ou le plaisir au féminin, je cherche, je cherche et je ne trouve pas. Et puis je m’aperçois que le mot n’a pas encore été inventé ! Nous avons encore du chemin à faire pour donner un nom à la Chose !


Un réalisme comme en peinture


Le décor est conçu pour être un espace qui s’ouvre progressivement, mais pas sur l'extérieur. On pousse les murs, l’espace s’ouvre, l’air passe, le monde peut grandir, on a repoussé les frontières de nos têtes. Des corps, là, concrets dans leurs costumes parfaitement en rapport avec l’époque, dans un décor qui dit l’époque, mais comme dans un tableau, le monde est un tableau, tient dans ce décor. La vérité est dans le corps vide d’artifices du comédien. Se perdre dans le Décor et dans des Corps ! La fenêtre est barricadée de façon très raide, très froide, par des planches énormes, de la couleur des murs, (gris, la non couleur absolue, mélange du noir et du blanc qui, on me le dit toujours, ne sont pas des couleurs !) qui, d’un seul coup, obstruent totalement la pièce. En revanche, petit à petit, les personnages ouvrent des portes, qui vont progressivement révéler un système de perspectives, de lignes de fuite, de pièces à l'intérieur des pièces. J'ai beaucoup regardé les tableaux d’Hammershøi, ceux de Vermeer, Hals Dirck, Pieter de Hooch... On verra des couloirs que traverseront les comédiens et, petit à petit se produira une invasion de la nature, d’une nature un peu violente, racontée par des corbeaux qui envahissent l’espace. Dans la pièce de Naomi Wallace, la présence des oiseaux est incroyable – canaris, perroquets... Le corbeau y apparaît dans une histoire que rapporte Kabe, le garde : un homme saute, nu, la nuit, dans un jardin en croassant comme un corbeau, pris dans la folie de la peste. Le corbeau me fait peur, une vieille histoire avec Les Oiseaux de Hitchcock ! Les masques qu'on portait pour se protéger de la peste ressemblaient beaucoup à des becs de corbeaux. Il est aussi beaucoup question d'anges dans la pièce ; le souffle d’un ange caresse la joue de Darcy ; Morse rêve d’un ange sans bras qu’elle prend dans les siens. Peut-être que des plumes blanches en pluie, celles des anges déchus, glisseront sur le plateau. D'autres métaphores traversent la pièce ; la blessure de Bunce, christique, qui rappelle le bubon de Saint Roch, le pestiféré. La Visitation, où la Vierge rend visite à Marie Elisabeth et fait vibrer chez la vieille femme l’enfant à naître, Saint Jean Baptiste. Tout cela crée une esthétique dans laquelle je me retrouve avec joie. Et dès que dans un texte je retrouve la peinture et le cinéma, (je n’ai pas eu le temps de parler de Cris et chuchotements de Bergmann, de La Peau Douce de Truffaut, Théorème de Pasolini, Funny Games et Le Ruban blanc de Haneke...) c’est signe, comme dit Prévert, que « je peux signer » !

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