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Une nuit arabe

mise en scène Claudia Stavisky

: Fuites et variations par Claudia Stavisky

Propos recueillis par Aude Spilmont

Roland Schimmelpfennig passe pour l’un des auteurs dramatiques allemands les plus doués et les plus inventifs de la jeune génération à laquelle il appartient. Vous qui avez mis en scène trois de ses pièces, quel regard portez-vous sur son écriture tout à fait particulière ?


Claudia Stavisky : Il est sans conteste l’un des plus fins et des plus doués auteurs dramatiques allemands de sa génération. Ce qui me touche profondément dans son écriture, c’est son aptitude à vraiment raconter des histoires, à déployer un récit puissant, qui nous parle de nous, politiquement fort et à l’imaginaire fulgurant. Pour moi, la narration est capitale au théâtre. Mais chez Roland Schimmelpfennig, il y a aussi cette exigence d’une forme extrêmement construite, très différente d’une pièce à l’autre, et qui sert pleinement une narration haletante. Il se lance, il nous lance des défis à la façon d’un grand joueur d’échecs sans jamais tomber dans un formalisme hermétique. Son écriture est extrêmement ludique, d’une complexité magistrale et profondément humaine.


Roland Schimmelpfennig a aussi la particularité d’interroger la représentation théâtrale et d’insuffler à son écriture une dimension très cinématographique…


CS : C’est un peu comme s’il fallait réinventer le théâtre pour la génération nourrie de cinéma. Schimmelpfennig met en crise la narration théâtrale à travers la notion de temporalité et d’espace. Il fait fi des aiguilles d’une montre et conjugue le présent, le passé et le futur dans un temps présent. Il joue avec l’espace de la narration en déroulant des actions simultanées en différents lieux. Il virevolte aussi en permanence entre le réel et l’onirisme. À la façon d’un David Lynch, Schimmelpfennig interroge notre perception du réel, le crédit que l’on peut accorder à la notion de réalité et la manipulation idéologique qu’elle peut recouvrir. La façon dont il interroge la représentation théâtrale est très déstabilisante mais infiniment passionnante et stimulante. On peut s’en amuser autant que lui. Néanmoins, il nous conduit à une obligation de représentation avec laquelle on ne peut transiger. Si l’écriture est d’une liberté incroyable, le cadre est aussi exigeant et précis que des vers de Racine. C’est vertigineux.


Pour quelles raisons avez-vous choisi de monter Une nuit arabe, l’une des pièces de Schimmelpfennig les plus emblématiques et les plus jouées dans le monde ?


CS : Une nuit arabe est effectivement l’une des pièces de Roland Schimmelpfennig les plus emblématiques et les plus jouées dans le monde avec Push up. Elle fait vibrer une forme de volupté et de poésie qui me fascine et m’est infiniment proche. Il y a cette mélodie permanente de l’eau qui ne parvient plus à couler ; ces références au mouillé et au chaud sont une métaphore puissante de la sensualité et de la sexualité. La pièce emprunte aussi aux contes pour enfants au sens le plus noble du terme. Elle puise dans les fondements de notre mythologie collective. Les références sont explicites aux Contes des Mille et Une Nuits, à La Belle au bois dormant avec le baiser de la princesse endormie, à Barbe bleue et son trousseau de clés qui ouvre toutes les portes. Elle fonctionne comme un conte allégorique avec des images magnifiques sur le fantasme de l’autre : les portes qui s’ouvrent et les corps qui s’enlacent, la malédiction de l’amour de celui qui se perd dans l’autre… C’est d’une tendresse et d’une justesse troublante.


Quelle est la trame narrative d’Une nuit arabe, pièce extrêmement riche en variations ?


CS : L’argument de départ peut se résumer ainsi : comment les cinq habitants d’une tour HLM de banlieue finissent par se retrouver par une chaude nuit de juin lors d’une panne d’eau dans l’immeuble. C’est le prétexte à entrer dans l’histoire de chacun. C’est aussi le point de départ d’une multitude de fuites et variations qui nous acheminent progressivement vers des territoires insoupçonnés avec des personnages mis en miroir les uns par rapport aux autres comme dans les Contes des Mille et Une Nuits. On bascule progressivement dans un autre stade de la réalité. Avec en point d’orgue la fable de la malédiction du baiser. Comment tous ceux ou presque qui embrasseront la princesse endormie seront dissous.


Quelles dimensions placez-vous au coeur de la lecture de cette pièce ? La question du désir et de son incomplétude ?


CS : Oui, on en revient à ces thématiques qui m’intéressent ardemment : celles du désir, du rapport à l’autre et de l’énigme fondamentale qu’est l’autre. Ce qui relie ces personnages dans leur solitude respective, c’est cet appel constant d’un ailleurs indéfinissable qui n’a pas d’existence concrète. C’est aussi cette quête de l’autre, en éternelle frustration et dans l’incompréhension de l’altérité. Les paraboles sur le désir évoquent la sexualité comme pulsion de vie, non pas au sens psychanalytique mais anthropologique. Chez tous les personnages, il y a cet écart entre leur pulsion de vie et l’amplitude de leur vie réelle. Ils vivent un peu comme dans un rêve éveillé où la réalité qui se mêle aux fantasmes leur échappe. Dans ce quadrillage entre le réel et l’irréel, les personnages qui s’en sortent sont ceux qui ont le plus de souplesse pour s’adapter au manque total de repères.


La pièce joue allègrement sur tous les registres, on passe du futile au grave, du réel à la fantasmagorie…


CS : C’est un exercice de voltige tellement l’amplitude des registres est large. La pièce navigue du comique au tragique, en passant par la farce ou le drame bourgeois. On jongle aussi du quotidien à l’irréel. Mais ce qui est extraordinaire, c’est que tout, y compris dans la banalité ou la futilité du quotidien fait sens comme un jeu de piste. Chaque mot, chaque geste des personnages est un indice de sa traversée initiatique et qui le conduira vers la connaissance ou la destruction.


Chaque pièce de Roland Schimmelpfennig est ciselée avec une forme particulière qui lui est propre. Quelle est pour vous la spécificité d’Une nuit arabe ?


CS : C’est l’une des premières pièces où Roland Schimmelpfennig met en crise la question des adresses entre les personnages. Les personnages parlent une langue intérieure et extérieure. Ils se répondent sous la forme d’un monologue dialogue et se parlent en même temps à eux-mêmes. On entend ce discours perpétuel que chacun se fait à circuit fermé dans sa tête, ses pensées concrètes, inutiles ou obsédantes. Cette impossibilité totale de faire le silence dans sa tête tout en étant avec les autres entre en résonance avec le travail de Roland Schimmelpfennig sur la dislocation du temps - la façon dont la temporalité façonne notre existence et notre rapport au monde, de façon parfois schizophrénique.


Comme souvent dans l’univers dramaturgique de Roland Schimmelpfennig, il a une façon de déployer son récit qui met à contribution le spectateur beaucoup plus que dans d’autres formes narratives. Percevez-vous cette pièce comme un théâtre de projection ?


CS : La base du théâtre, c’est un acteur et un spectateur mais avec Schimmelpfennig, il s’agit d’un spectateur extrêmement actif. Son théâtre est très exigeant avec le public. Non pas parce qu’il ne peut pas se laisser emporter par l’histoire et s’identifier au personnage. Bien au contraire, tout cela fonctionne parfaitement. Mais Schimmelpfennig empêche le spectateur de s’installer dans un parcours d’identification connu. Il l’invite à projeter ses propres images et ses propres rêveries sur les immenses pages blanches qu’il laisse ouvertes dans son écriture. Et c’est pour cela que sa dramaturgie est complexe à aborder en tant que metteur en scène. Il faut proposer aux spectateurs des surfaces de projections constantes sans les enfermer dans les images que l’on peut construire.


Comment abordez-vous le travail avec les comédiens dans Une nuit arabe ?


CS : Dans Le Dragon d’or, les cinq acteurs doivent faire preuve de virtuosité et de polymorphisme en interprétant 15 personnages. Dans Une nuit arabe, les comédiens peuvent se couler à l’intérieur d’un seul et même personnage et le déployer dans la trajectoire du récit. De ce point de vue, la prise de rôle est plus simple à aborder, mais la partition n’en est pas moins complexe. Les sauts permanents de temporalité et la dualité d’une langue intérieure et extérieure empêchent les comédiens de se prendre dans un jeu psychologique. La difficulté est aussi celle d’une partition d’une précision absolue qui joue sur tous les registres. Comme un travail de chanteur, les acteurs doivent incorporer la mélodie envoûtante de l’eau qui ne coule plus dans l’immeuble mais qui est omniprésente. Il leur faut trouver le rythme juste de cette partition musicale pour voix, désirs et courses de vitesse avec ses fuites et ses variations.


On retrouvera dans Une nuit arabe l’imposant décor vertical et tournant du Dragon d’or… Quelle tonalité souhaitez-vous donner à la scénographie ?


CS : On retrouvera effectivement ce décor vertical d’un immeuble en découpe et qui permet de jouer sur la simultanéité des situations et des actions des personnages. Mais la scénographie et l’esthétique d’ Une nuit arabe seront différentes de celles du Dragon d’or. Une nuit arabe est une pièce extrêmement solaire et charnelle par la présence des corps, du désert et des Contes des Mille et Une Nuits. Les personnages sont cernés à vif comme s’ils étaient sous une lumière tellement puissante et aveuglante que tout est perceptible : ce qu’ils font, ce qu’ils disent, ce qu’ils pensent. Il n’y a pas de zone d’ombre. D’un point de vue scénographique, la pièce pose aussi la question du statut de l’image dans la narration théâtrale. Faut-il représenter un homme qui se retrouve coincé à l’intérieur d’une bouteille de cognac et qui va gicler par-dessus bord du balcon ? J’ai appris avec Le Dragon d’or qu’il faut avant tout faire confiance à la langue de Schimmelpfennig. Ce n’est pas en représentant les images qu’elles prennent mieux vie. La simple énonciation fonctionne sans effet démonstratif et superfétatoire.


L’intégrale Une nuit arabe / Le Dragon d’or sera présentée lors de trois soirées. Quelles sont pour vous les correspondances entre ces deux pièces et pourquoi avez-vous souhaité les monter en diptyque ?


CS : Roland Schimmelpfennig a trouvé cette idée du diptyque tout à fait intéressante et juste alors qu’il n’y avait pas pensé lui-même. Pour moi, c’était une évidence de rassembler ces pièces en diptyque même si les formes sont différentes. Elles se déroulent toutes deux dans une découpe d’immeuble avec une simultanéité des actions des habitants. Ce qui les relie, c’est le tracé des vies superposées les unes au-dessus des autres. On retrouve cette question du rapport à l’autre, à l’étranger, ce portrait d’un monde assoiffé et essoufflé, cette même quête constante d’un ailleurs indéfinissable…


La pièce Le Dragon d’or que vous avez créée pour la première fois en France n’est-elle pas la plus singulière des pièces de Roland Schimmelpfennig ?


CS : Oui parce que radicale à l’extrême. Le Dragon d’or est la conclusion d’une forme dramaturgique poussée jusqu’aux frontières de l’impossible. Avec son esprit éminemment ludique, Schimmelpfennig a créé un Rubik's Cube qui déconstruit totalement la narration théâtrale. Il brouille en permanence les pistes dans le traitement de la temporalité et de l’espace. Il joue sur la confusion et l’inversion des âges et des sexes des personnages… Mais le but reste de servir un récit puissant et d’une grande profondeur. C’est une pièce d’une liberté absolue qui nous entraîne en territoire inconnu.


Les pièces de Schimmelpfennig donnent précisément l’impression de n’avoir rien vu d’autre pareil. Avez-vous le sentiment de faire vivre au spectateur une expérience théâtrale inédite ?


CS : Comme directrice du théâtre des Célestins, je suis consciente de la responsabilité qui est la mienne d’engager le théâtre dans une voie aussi audacieuse que celle de l’écriture de Roland Schimmelpfennig. Mais je suis convaincue qu’une large partie du public a soif de nouveaux langages. On l’observe dans la curiosité pour ce diptyque comme pour toutes les formes d’interdisciplinarité que nous proposons dans la programmation. La liberté d’invention de Schimmelpfennig est aussi déroutante que passionnante à expérimenter pour les acteurs, le metteur en scène et les spectateurs. Son écriture nécessite de se départir des grilles de lecture habituelles qui nous rassurent, pour se laisser emporter dans une expérience sensorielle tout à fait particulière. Pour moi, il y a un avant et un après Le Dragon d’or et Une nuit arabe. On n’en sort pas indemne. Schimmelpfennig balaye tout sur son passage. Et je suis convaincue qu’en ouvrant cette porte au public, cela fera des petits.

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