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Une Chenille dans le cœur

mise en scène Mariana Lézin

: Présentation

J’ai choisi Une Chenille dans le coeur de Stéphane Jaubertie pour les mêmes raisons que j’ai choisi Le Boxeur de Patric Saucier ou Le Sourire de la Morte d’André Ducharme auparavant. Tous les thèmes sociétaux qui jalonnent mes réflexions de travail depuis trois ans s’y retrouvent, à la différence qu’ici, le merveilleux s’ajoute à un univers où l’invraisemblance est acceptée. C’est en passant par ce conte merveilleux, cet ailleurs, ce pays qui existe dans l’imaginaire où tout est possible, en interrogeant d’autres moyens pour réinventer l’espace et le temps, que je voudrais questionner le rapport social à l’altérité.


Le Bûcheron : T’es pas normale, et moi j’aime pas. Moi j’aime les enfants normaux, qui grossissent sans se poser de questions dans un bon élevage normal. Les tordus, les boiteux, les qui-bavent, les qui-louchent, les rachtocs, ça m’énerve et ça sert à rien ! Les bons enfants normaux, ça respire et ça court partout sur la terre, alors tu peux me dire pourquoi que je m’embêterais avec une abîmée ? Surtout une qui s’étouffe et qui me grimpe dans mon arbre en m’inventant des mensonges ! Alors celle-là, c’est le pompon des ratées qui servent à rien et que je peux pas sentir ! A quoi ça sert une fille comme toi ? Tu peux me le dire ?


La difficulté d’exister autrement qu’enfermé dans le regard détracteur de l’autre est ainsi verbalisée par Le Bûcheron. Il appartient à L’Enfant de faire changer les choses dans le sens de l’acceptation. La lutte débute très rapidement et l’urgence de vivre se tend comme un arc qui assène ses flèches sur le combat entre l’avenir et les souvenirs. Pour se convaincre, les personnages vont se raconter des histoires, les leurs, mais aussi celles de leurs ancêtres, de leurs racines, ou celles qu’ils ont entendues. Pour faire pencher la balance, les comédiens vont disposer du jeu. Le public doit avoir du mal à prendre parti. Je veux travailler sur la jubilation de jouer à jouer les différents personnages de l’histoire. Je veux que de cette jubilation d’interprétation sorte l’urgence de se faire entendre et comprendre. Les interprètes, tels des enfants dans une cour d’école, armés du pouvoir du langage, de l’humour et du jeu vont défendre avec rage et nécessité leurs intérêts si divergents.


La Présence/Le spécialiste : Bonjour. Je suis le spécialiste. Je cherche la forêt.
Le Bûcheron : Z’y êtes.
La Présence/Le spécialiste : Très bien. Où sont les arbres ?
Le Bûcheron : A pus.
La Présence/Le spécialiste : A pus d’arbre ?
Le Bûcheron : Pus la queue d’un. Sauf celui-là. C’est pas parce que c’est mon mien, mais il plaît beaucoup.
La Présence/Le spécialiste : Vous avez tout coupé !?
Le Bûcheron : Sans l’ombre d’une hésitation.
(…)
La Présence/Le spécialiste : Avec des comme vous, on va droit dans le mur, bourrique ultra-libérale !
Le Bûcheron : Bourrique ultra-libérale, moi ! Qui débite un maximum à mon profit sans me soucier des autres ! Voyez si c’est aimable.


Quel meilleur moyen de se dire des vérités accablantes si ce n’est avec légèreté ? Dans cet échange, l’auteur dénonce les méfaits du capitalisme. Le Bûcheron a décimé la forêt. L’Enfant va mourir sans arbre pour lui confectionner un corset et le corset étouffe L’Enfant de la même façon que le profit étouffe l’humain. Ce corset est l’incarnation esthétique du système capitaliste. A travers cet objet à la fois monstrueux et effrayant, on ressent l’oppression et la contrainte grandissante. Mais il doit aussi se faire oublier grâce à sa nature rassurante, qu’on s’habitue à lui, comme à la longue, on s’habitue à tout. Mon but est de provoquer la surprise à chaque moment de douleur de L’Enfant pour faire des piqûres de rappel : elle ne doit jamais oublier de se battre.
Il est aussi question de transmission. Une génération cède la place à la suivante. Le Bûcheron et L’Enfant finissent par créer un lien de filiation. Il sacrifie ainsi son arbre et donne sa vie pour que L’Enfant écrive la suite de sa propre histoire, comme la mère de L’Enfant l’avait fait avant lui.


La Présence/La mère : Tu veux grandir ?
L’Enfant : Oui maman.
La Présence/La mère : Alors trouve cet arbre. A ses côtés vit le meilleur des bûcherons. Fort comme un taureau. Donne-lui ça.
L’Enfant : C’est quoi ?
La Présence/La mère : Les économies. De toute une vie. Donne-lui et il taillera dans le tronc de cet arbre le plus beau des corsets. Il te doit bien ça.
L’Enfant : Et je grandirai ?
La Présence/La mère : Tu deviendras une femme, ma lumière.
L’Enfant : Et toi ?
La Présence/La mère : Je vais m’endormir. L’Enfant : Mais si tu t’endors, tu ne me verras pas grandir ? Je n’ai plus mon père, je n’ai plus que toi. Et si je ne grandis pas sous les yeux de ceux qui m’aiment, alors qui plus tard me regardera ? Il serait plus sage que je reste.
La Présence/La mère : Il serait plus sage que tu files et que tu m’oublies.


Dans le texte de Jaubertie, la musicalité est omniprésente. On la trouve de façon évidente dans les mouvements de son écriture. L’idée est de travailler le rythme de la parole comme une partition, avec ses vélocités d’échanges où les pires infamies peuvent être dites, avec ses envolées d’émotions où le temps, devenu relatif, se dilate et se contracte.
On trouve aussi le rapport à la musique chez Le Bûcheron qui utilise une scie musicale comme exutoire ainsi qu’avec le personnage de Madame Butterfly, la poule chanteuse qui voudrait voler. Il m’apparaît naturel d’orchestrer l’histoire en direct. La musique devient alors un personnage à elle seule, à la fois moteur dramaturgique et tributaire des rebondissements.

Mariana Lézin

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