theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Une chambre en Inde »

Une chambre en Inde

Ariane Mnouchkine ( Mise en scène )


: avec Sébastien Brottet-Michel, comédien

« Il faut pouvoir rire de ce monde pour pouvoir mieux le comprendre »

Entretien réalisé à l'occasion du dossier Pièce (dé)montée, propos recueillis par Marie-Laure Basuyaux, juillet 2016

Voir aussi l'article : Trouver l'humour

Je suis allé en Inde pour la première fois à l’occasion de ce voyage avec le Théâtre du Soleil. J’y suis arrivé un mois avant de commencer les répétitions d’Une Chambre en Inde parce que je participais à l’Ecole Nomade. Depuis 2015, nous menons à l’étranger les stages que le Théâtre du Soleil propose depuis longtemps à la Cartoucherie. L’Ecole Nomade est déjà allée au Chili, en Suède, en Angleterre et, au mois de décembre, en Inde, à Pondichéry, où nous avons été reçus dans le Théâtre Indianostrum de Kumarane Valavane. Ce stage a été une très belle expérience, il a rassemblé environ cent-cinquante comédiens venus de toute l’Inde. J’aime beaucoup partager avec d’autres la façon dont nous travaillons. Nous sommes sur le plateau pour aider les comédiens ; si l’un d’entre eux a une idée et ne parvient pas à la mettre en place, nous essayer de trouver avec lui une forme concrète.


Avant de partir, Ariane avait décidé de travailler sur Orwell, sur son chemin en Birmanie. Mais par la suite, elle nous a envoyé des emails pour nous demander de regarder du Therukoothu. On a travaillé pendant trois jours pour essayer d’improviser du Therukoothu avec ce que nous avions sur place. Nous nous faisions des costumes avec du grillage pour les jupes, avec des morceaux de tissu, etc. Nous avons commencé à raconter dans cette forme notre monde, la France, les écarts des politiques. Durant le séjour en Inde, Ariane a assisté à des nuits entières de Therukoothu ; nous avons eu nous aussi l’occasion de voir cette forme de théâtre de près dans le cadre des festivités d’un village. Un groupe de comédiens est d’ailleurs venu nous présenter au théâtre Indianostrum un extrait du Mahabharata en Therukoothu car il nous intéressait pour notre pièce. Nous avons pu mesurer toute la force de cette forme populaire qui est pratiquée par les intouchables et qui comporte un personnage de bouffon chargé de rappeler aux rois qu’ils ne sont que des hommes. Une Chambre en Inde intègrera quelques passages de Therukoothu qui parleront de nous, de l’actualité, de la condition des femmes. Ce voyage était extrêmement important, il nous a permis de nous plonger dans la vie de l’Inde mais aussi de prendre de la distance pour voir notre propre pays de là-bas, depuis cette chambre, depuis cette chaleur écrasante.


Notre spectacle parle du doute, du doute dans la création, de la place du comédien. Très vite, nous nous sommes dit que nous allions incarner des comédiens, des comédiens qui se posent deux questions : que voulons-nous raconter ? Comment le raconter ? Nous allons jouer plusieurs rôles : je serai un comédien – différent de moi – qui se pose des questions, je pourrai aussi être Karna, ou d’autres personnages encore car nous allons faire de nouvelles improvisations jusqu’à la proposition finale. Dans Macbeth, j’organisais la circulation des décors à l’extérieur du plateau, ce sont des choses que j’ai toujours faites ; mais ici, il y aura peu de choses qui entreront de l’extérieur… si ce n’est nous, car l’action se déroule dans une chambre dans une sorte de guest house, une grande maison en Inde. C’est uniquement un jeu de lumières, ou une ambiance sonore, qui nous emmènera chez les talibans, chez daesh, etc.


A la base de notre travail, il y a ce que nous appelons le « concoctage ». L’un de nous décrit sa « vision » : « j’ai une vision d’un jeune conducteur de tuk-tuk qui livre de l’eau à la guest house et qui se fait racketter ». Ceux qui ont envie de travailler sur cette situation s’associent au comédien et essaient de la définir plus concrètement : où cela se passe-t-il ? comment ? etc. Ensuite on essaie de trouver des accessoires : en Inde, nous avions quatre, cinq, six costumes, et toute l’équipe de Koumarane nous aidait pour trouver le matériel, un vélo, une bombonne d’eau, etc. Nous proposons tantôt des « visions » typiquement indiennes, tantôt des actions avec des personnages français : le directeur de l’Alliance française a invité une troupe et voit que le travail n’avance pas, que le directeur de la compagnie s’est sauvé, que tout est mis entre les mains de son assistante qui n’a jamais rien monté…


Nous avons travaillé par 35° sous la tôle et au début, on était très illustratifs : il y avait les moustiques, la chaleur… Ces étapes sont nécessaires pour essayer de faire arriver un personnage. Parfois, c’est par une improvisation que naît un personnage ; ensuite, on le garde et on lui fait avoir une autre aventure, on tourne autour de lui. C’est ce qui m’est arrivé pour le personnage d’un comédien stagiaire. Au départ, j’ai fait une proposition autour de l’attaque d’une centrale nucléaire, j’étais un jeune balayeur. Ariane m’a conseillé de le faire en personnage de cité, radicalisé. Ce personnage de comédien stagiaire, avec un accent des cités, se révèlera à travers les aventures indiennes. Nous jouons des comédiens mais nous devons trouver notre propre distanciation. La question que nous nous posons est : comme transposer les doutes que nous avons comme comédien dans un autre personnage ? Nous flirtons avec quelque chose de réaliste mais on trouve le moyen d’introduire un décalage. Le plus difficile, c’est de trouver la forme. Il y a la forme du Therukoothu qui introduit un premier décalage, et nous avons également trouvé un autre principe pour raconter notre monde… mais je ne peux pas en dire plus avant la création du spectacle…Très vite, Ariane nous a dit : « on va faire une farce ». Il faut pouvoir rire de ce monde pour pouvoir mieux le comprendre. Tout tourne autour de la farce, mais on se tire les cheveux pour raconter ça de manière burlesque… En ce moment, nous travaillons avec Maurice Durozier sur la manière de transposer la langue de bois des politiques. Nous travaillons une scène avec un dictionnaire !


Nous avons l’habitude d’avoir à notre disposition une « table de presse ». Dans la mesure où nous parlons du monde, il nous faut les nouvelles du monde. Sur cette table sont rassemblés des journaux de toutes tendances, de Marianne à Valeurs actuelles, du Figaro à Charlie hebdo, de la presse française comme de la presse étrangère : le New York Times, El Pais, Courrier international, etc., nous observons tous les points de vue pour nous faire une idée. Les informations sont souvent proches, mais nous trouvons parfois le petit encart dont on n’a pas parlé, ou bien nous essayons, après avoir lu des enquêtes, de nous faire notre propre opinion, par exemple sur les causes de la radicalisation. Certains sujets ont été pris là, dans la presse, et au début, on les travaille de manière presque littérale, de manière brute. Un djihadiste a égorgé sa mère à Raq qa car elle lui avait demandé de fuir avec lui. Il a été forcé de l’égorger devant eux : comment vais-je raconter ça, la terreur du monde aujourd’hui ? Un jeune capable d’égorger sa mère au nom d’une idéologie. Très vite, on a des transcriptions du texte qu’on a dit. On reprend ces improvisations dans un deuxième temps, on voit si elles fonctionnent ou pas. Ariane nous guide, nous fait sentir ce qui est trop illustratif ou trop explicatif.


Propos recueillis par Marie-Laure Basuyaux, juillet 2016

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.