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Una imagen interior

+ d'infos sur le texte de Pablo Gisbert

: Entretien avec El Conde de Torrefiel

Propos recueillis par Marie Lobrichon

Tanya Beyeler et Pablo Gisbert, vous signez vos créations du nom de votre compagnie. Pouvez-vous nous présenter El Conde de Torrefiel ?


Effectivement, nous sommes tous les deux à l’origine de ce projet . Mais la création se développe toujours de manière collective. C’est pourquoi nous préférons utiliser cette identité collective de « El Conde de Torrefiel ». Ce projet est celui d’un théâtre de la limite. Les moyens, les processus et les formes que nous employons sont à la frontière de la performance et des arts plastiques ; mais il s’agit pour nous avant tout d’une recherche de théâtralité. Nous partons donc de cette convention, celle du théâtre, avec pour objectif de toujours en repousser les limites. Identifier les limites, c’est les rendre flexibles. Paradoxalement, le théâtre, cette forme d’expression très ancienne, nous permet de travailler sur le temps présent.


Quel a été le cheminement qui vous a amenés à la création d’Una imagen interior ?


Depuis plusieurs années, nous employons une même méthode de travail. Nous commençons par une recherche scénique, et étudions des formes que nous présentons au public en chapitres. Ces temps d’expérimentation, relativement longs nous servent d’entraînements. Nous créons ensuite un artefact dramaturgiquement et esthétiquement plus complexe – en l’occurrence, Una imagen interior. Pour ce projet, nous avons appelé ces études « ultrafictions ». Ce mot nous plaisait beaucoup ; mais que signifie-t-il ? Tout ce que l’être humain crée pour oublier le poids gravitationnel de la vie et de ses lois naturelles comme naître, tomber, mourir. Cette fiction ultime nous lui donnons le nom de « réalité ». Si la quasi-totalité de ce que nous produisons en répétitions est d’ordre performatif ou chorégraphique, le texte est lui aussi très important pour nous mais il est aussi ce qui arrive en dernier. D’abord, nous créons une quantité de mouvements et d’images avec les corps des performeurs, de manière très libre. Puis vers la fin du processus, nous commençons à solidifier la forme. Alors les premiers textes viennent à la rencontre des mouvements que nous avons créés. Au début, ils entrent en collision, s’affrontent... puis peu à peu, texte et images se lient. Nous commençons alors à comprendre comment les associer, comment faire pour qu’ils puissent danser ensemble – et c’est là que nous trouvons le rythme de la pièce, son caractère. Cette confrontation, qui intervient à la toute fin du processus de création, est aussi précisément ce qui crée le conflit et donc la théâtralité dans nos pièces. Sans elle, la dimension dramatique en serait absente.


Les notions de réalité et d’imagination occupent une place importante dans votre travail. Comment les interrogez-vous, dans ce spectacle-ci ?


L’imagination est la faculté de créer des images – une projection d’idées, de pensées, de sensations sur le monde. Aujourd’hui, cette aptitude est étouffée par les mass médias, la publicité, Instagram... Or sans imagination, il n’y a plus ni créativité, ni action. Soit nous imaginons, soit on nous imagine : si nous ne sommes plus capables d’imaginer par nous-mêmes, nous laissons les autres imaginer à notre place ce que nous devons être et faire. Et cette réalité si terre à terre, immuable, est une réalité moribonde. D’où notre questionnement : comment rendre possible la création d’images non pas extérieures, mais intérieures ? Comment lutter contre l’immobilité extérieure afin de produire une réalité malléable, changeante ? Pour ce projet, nous nous sommes intéressés à la question du regard et à la matérialité sur scène. Nous voulons mettre en évidence, à travers des dispositifs scéniques et l’emploi de certains matériaux, que les choses en apparence inamovibles, on ne peut plus concrètes, peuvent facilement disparaître, changer, dériver. C’est ce qui nous a amenés à l’idée d’« image intérieure », cette notion peut évoquer quelque chose de très personnel en chacun de nous – cette sensation indéterminée qui palpite en nous. Mais surtout, elle implique que tout est possible. In fine, le théâtre est la possibilité d’un monde universel et infini qui, dans un temps délimité et un espace clos, se déploie non pas face à nous, mais à l’intérieur de nous.


Comment définiriez-vous le rapport que vous souhaitez créer avec le public ?


Cet aspect de notre travail n’a presque pas changé durant toutes ces années de création. Nous désirons toujours maintenir une certaine distance avec le public et, en même temps, activer avec lui un rapport de séduction. Nous respectons généralement le quatrième mur : nous n’abordons jamais frontalement le public dans nos interventions, nous ne lui parlons pas... la situation que nous lui proposons est plutôt celle d’être voyeur. Pour nous, il est important que le spectateur veuille toujours être le témoin de ce qu’il voit – c’est d’ailleurs cela, l’érotisme : éprouver le désir de regarder. Puis peu à peu, nous l’invitons à prendre part à ce jeu théâtral qui a besoin de lui pour être complet. Comme nous disions, il y a toujours des écarts entre la chorégraphie scénique et le texte – et ce sont des vides que le spectateur, avec son imagination, complète. Nous activons donc tout un réseau de mécanismes pour le stimuler au niveau intellectuel et émotif, afin de le séduire et de le conquérir. Notre travail consiste à créer des architectures émotionnelles. D’où l’usage non seulement de la vue, mais aussi des quatre autres sens, notamment du son qui permet d’inclure le spectateur dans le paysage de la scène en se connectant à ses émotions, par la musique. Pour cela, il faut s’intéresser à ces sensations qui nous accompagnent de manière collective et individuelle, et que nous partageons tous dans ce moment donné qu’est le temps présent. Quel est le mouvement, quelle est l’image à même de nous toucher aujourd’hui – ou même demain ? Il existe tant de modes d’expression pour ventiler les idées, les émotions, les interrogations qui n’ont pas encore tout à fait éclos, auxquelles on ne sait pas encore comment répondre. Certains artefacts ont la capacité de nous faire voir un peu au-delà de ce que nous avons sous les yeux. Mais nous sommes tellement préoccupés par le présent, que nous avons tendance à oublier cette vérité : l’art sert à créer le futur. Cela demande beaucoup de travail, de concentration, d’honnêteté et d’oubli du monde, peut-être n’y parviendrons-nous pas... mais il est important d’avoir cette utopie, et d’essayer de lancer cette pierre pour peut-être ouvrir les portes de l’avenir !


  • Propos recueillis par Marie Lobrichon
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