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Un vivant qui passe

mise en scène Eric Didry

: Entretien avec Nicolas Bouchaud

Propos recueillis par Agathe le Taillandier

Vous vous emparez d’un nouveau texte non théâtral après La loi du Marcheur, spectacle réalisé autour de la pensée de Serge Daney, Un métier idéal, d’après le roman de John Berger, Le Méridien, adaptation d’un discours de Paul Celan et enfin Maîtres anciens, de Thomas Bernhard. Aujourd’hui, il s’agit d’un entretien filmé mené par Claude Lanzmann intitulé Un vivant qui passe. Pourquoi cet intérêt en tant qu’acteur pour des textes non théâtraux ?


Nicolas Bouchaud : Ce n’est pas un choix délibéré : je sens que ce sont des textes avec lesquels je suis en dialogue, même si celui-ci reste mystérieux ou ne se formule pas tout de suite.
Le fait que ces textes ne soient pas théâtraux m’oblige à imaginer la scène comme l’endroit idéal pour les faire entendre.
Et puis il y a le plaisir de la tentative : je ne sais pas à l’avance quand je choisis un roman, une interview ou un discours, si le plateau va être un révélateur pertinent.
Nos quatre précédents spectacles s’appuyaient sur un rapport assez direct avec le public. Le fait d’être seul sur scène me permettait d’entrer dans une sorte de conversation secrète avec le spectateur, même si celui-ci ne parlait pas. Dans Un vivant qui passe, les choses sont différentes. Nous serons deux acteurs, totalement dépendants l’un de l’autre car je crois que beaucoup de choses ne peuvent s’entendre qu’à travers le combat entre Claude Lanzmann et Maurice Rossel. Le film n’est pas vraiment un entretien ou une interview, c’est d’abord une confrontation entre deux personnes.
C’est en partant de cette confrontation qu’une expérience pourra se transmettre. Avec Eric Didry, Veronique Timsit et toute l’équipe, nous tra- vaillons à partir des rushes du film de Claude Lanzmann et non pas de son montage final.


Quand et comment avez-vous rencontré cette œuvre de Claude Lanzmann?


Nicolas Bouchaud : J’ai vu le film en 1997, à la télévision, au moment de sa diffusion sur ARTE. Un vivant qui passe se présente comme une rencontre entre Claude Lanzmann et Maurice Rossel, médecin de campagne, suisse et ancien délégué du Comité international de la Croix-Rouge à Berlin.
Le 23 juin 1944, Maurice Rossel, alors âgé de 24 ans, inspecte, pour le compte de la Croix rouge internationale, le ghetto de Terezin, rebaptisé Theresienstadt par les occupants allemands, en Tchécoslovaquie. Theresienstadt est présenté par les nazis comme un « ghetto modèle », un « ghetto pour privilégiés », où selon Eichmann, les juifs « vivent d’après leur goût ». En réalité, Theresienstadt est un camp de transit, dernière étape avant la déportation vers les camps d’extermination d’Auschwitz, Treblinka et Sobibor. Mais pour les nazis, Theresienstadt doit servir la propagande et répondre aux interrogations de l’extérieur relatives aux crimes du Reich hitlérien. Quelques mois avant la visite de la Croix rouge, une campagne d’ « embellissement » du ghetto est entreprise.
Lorsque Maurice Rossel y pénètre, il se retrouve au cœur d’une ville entièrement factice, au sein de laquelle les détenus juifs sont obligés de jouer la comédie sous peine de mort. Rossel ne décèle rien de la supercherie, prend des photos, assiste à une fausse séance de tribunal et s’étonne de l’attitude un peu « passive » des juifs autour de lui. Suite à sa visite, il écrit un rapport positif, affirmant que le camp est tout a fait acceptable et que les juifs y sont bien traités. Peu de temps après, les déportations reprennent.
En 1979, alors en plein tournage de son film, Shoah, le réa- lisateur Claude Lanzmann décide d’aller interroger Maurice Rossel à propos de Theresienstadt.
Cet entretien ne trouvera pas sa place dans le montage final de « Shoah. » Lanzmann décide, quelques années plus tard, d’en faire un film à part entière : Un vivant qui passe sort en 1997.


Au-delà de la dimension historique de ce témoignage, qu’est ce qui vous obsède dans ce film et qui vous a poussé à en faire un spectacle de théâtre ?


Nicolas Bouchaud : L’une des questions, à mon sens, que pose le film serait celle-ci : qu’est-ce que voir ? Ou plus exactement dans le cas de Rossel : qu’est-ce que regarder et ne pas voir ? Comment Maurice Rossel, alors qu’il s’est rendu à Auschwitz et à Theresienstadt, se laisse-t-il aveugler au point de ne rien voir ? Il dit lui-même que sa mission, en tant que délégué de la Croix-Rouge, consistait à « voir au-delà ».
C’est-à-dire, à déceler des signes, à imaginer, à interpréter.
Mais il n’y parvient pas. Le pouvait-il vraiment ? Le voulait-il vraiment ? Pouvait-il vraiment voir ce que les nazis souhaitaient résolument cacher au monde entier ? Dans leur entreprise d’extermination, les nazis ont constamment cherché à effacer les traces. À Theresienstadt, au contraire, tout doit être montré, exposé, mis en pleine lumière. On assiste à la mise en scène d’un simulacre, à la création d’un « ghetto modèle ». C’est « une partie de théâtre », comme le dit Rossel, qui se joue à Theresienstadt.
Et il y a une autre question que se pose Claude Lanzmann en tant que cinéaste et qu’il nous renvoie à travers son film : comment montrer ? Comment dévoiler le mensonge et la barbarie nazie? Comment montrer ce qui a eu lieu mais qu’on ne peut pas voir, la plupart des traces ayant été effacées? Claude Lanzmann, à travers ses films, choisit de faire revenir les voix : celles des victimes, celles des bourreaux et celles des témoins.
Ces voix s’incarnent, à travers leur souffle, leur timbre, elles s’offrent à nous dans leur complexité. Aujourd’hui, alors que la plupart des vrais acteurs de cette histoire ont disparu, leurs voix sont toujours là. A chaque fois que nous les entendons, elles font de nouveau irruption dans notre présent. Elles ont acquis le pouvoir de se réincarner. « L’action commence de nos jours » est la première phrase du film Shoah. Je la comprends comme une invitation à faire de nous les témoins d’une Histoire qui n’a pas trouvé sa fin. « L’action commence de nos jours », autrement dit : l’action commencera toujours de nos jours.
La catastrophe d’Auschwitz n’est pas le point d’arrivée de la barbarie humaine mais son point de départ. C’est à ce titre que l’Histoire ne doit pas seulement être commémorée, elle peut et doit se transmettre autrement, à travers des gestes.
Comme, ici, celui de jouer.


Le personnage de Maurice Rossel qui exprime son déni dans Un vivant qui passe est-il uniquement antipathique ?


Nicolas Bouchaud : D’une certaine façon, le rapport positif de Maurice Rossel sur le ghetto de Theresienstadt suffit à l’accabler. Son antisémitisme qui s’exprime viscéralement lorsqu’il se retrouve face aux juifs « privilégiés » de Theresienstadt est sans doute la cause principale de son aveuglement. Mais nous ne faisons pas du théâtre pour donner des leçons, ni pour transformer la scène en tribunal.
Alors, comment interpréter le rôle de ce personnage inédit dans l’œuvre de Lanzmann : « L’Helvète », comme Rossel se nomme lui-même, bien plus ici complice que neutre ?
Comment être témoin de l’Histoire quand on a été victime de son propre aveuglement ? Ce pourrait être une question tragique mais contrairement au héros d’une tragédie grecque Rossel ne devient pas acteur de son histoire. Et c’est pourtant en tant qu’acteur à part entière de l’Histoire que Lanzmann s’adresse à lui et le met sur le devant de la scène. C’est à travers ce geste que quelque chose se complexifie, se densifie et que la question de savoir si Rossel est sympathique ou antipathique n’a plus de sens. Le geste de Lanzmann nous convoque en tant que spectateurs, en tant que témoins et nous invite à porter notre attention sur une histoire.
Cette histoire fait intégralement partie de la nôtre. Et si Rossel ne deviendra jamais un héros tragique, c’est à nous, peut-être, de prendre, pour un moment, la place du chœur. De prendre en charge la part tragique de cette histoire, de notre histoire commune. Cette part que Rossel n’a pas su ou n’a pas voulu prendre. Depuis cette place, nous serons alors en droit d’attendre quelque chose de lui : un mot, une phrase, non pas de culpabilité mais de responsabilité. Cette phrase, nous l’attendons peut-être aussi de nous-mêmes, nous l’attendons peut-être aussi des autres, de tous ceux qui vivent aujourd’hui.
Car aujourd’hui, c’est bien nous qui écrivons l’Histoire.


Dans le film, y a-t-il une théâtralisation de leur entretien et est-ce cela qui représente aussi un défi pour l’acteur que vous êtes ?


Nicolas Bouchaud : C’est une conversation entre deux personnes qui ont des objectifs très différents. Dés le début de l’entretien nous sommes sur la scène d’un théâtre. Le film lui-même ne parle que de ça : de la mise en scène, des acteurs, du théâtre, de la fiction. C’est sans doute le seul film de Lanzmann où la question de la fiction et des stratagèmes de la mise en scène se retrouve explicitement au cœur du récit.
La mise en scène des nazis à Theresienstadt sert à masquer leur production industrielle de cadavres. La mise en scène de Lanzmann sert à dévoiler, à montrer. La vérité ne tue pas la possibilité de l’art, au contraire, elle le requiert pour sa transmission.
Le réel affleure partout dans Un vivant qui passe, dévoilant peu à peu tout un paysage. Parfois le réel surgit dans un détail, parfois dans une façon de décrire un lieu, parfois même à l’insu des deux protagonistes. C’est aussi dans ce qu’on ne saisit pas immédiatement, dans une phrase qui reste en suspend, que toute une géographie apparaît. Une traversée de l’Europe. Nous sommes sur le théâtre de l’Histoire. Je crois que tout cela nous offre beaucoup de perspectives de jeu. Mon premier réflexe c’est de faire d’abord confiance aux acteurs, à leur capacité de métamorphose et à leur talent de voleurs, car les acteurs sont des voleurs d’expérience.
Voyant un acteur en larmes en train d’interpréter Hécube sur la scène, Hamlet se demande : « Et tout cela pour Hécube ?
Qu’est Hécube pour lui, qu’est-il lui-même pour Hécube ? Et pourtant il pleure... ». Où est le secret d’une imagination qui met le comédien de plain-pied avec les tourments d’Hamlet ou les malheurs d’Œdipe, inceste et parricide ? A cette question, une réponse peut être faite. Celle de Goethe : « Si je n’avais déjà porté en moi le monde par pressentiment avec les yeux ouverts je serais resté aveugle. ».
Voilà une bonne maxime pour aborder Un vivant qui passe.


  • Propos recueillis par Agathe le Taillandier
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