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Un sacre

mise en scène Lorraine De Sagazan

: Protocole

Projet de scène d’exposition jouée par Antonin Meyer-Esquerré (qui jouait Platonov dans L’Absence de père) écrit par Lorraine de Sagazan et Guillamue Poix - mai 2021

« Qu’est-ce qu’on va faire maintenant ? »



Vous voyez ce que c’est, une scène d’exposition ? C’est ça, qu’on va faire maintenant. Même si « qu’est-ce qu’on va faire maintenant ? » n’est pas tout à fait le genre de question qu’on pose pendant une scène d’exposition. Ça se fait plutôt au dénouement.


Dans Platonov de Tchekhov, c’est ce qui se passe. Cette question précise, « qu’est-ce qu’on va faire maintenant ? », elle vient à la toute fin. On peut toujours se dire que la fin marque le début d’autre chose mais j’ai longtemps pensé, en ce qui me concerne, que parfois, la fin, c’est juste la fin.


La réponse qui est faite au personnage qui demande « qu’est-ce qu’on va faire maintenant ? », vous la connaissez peut-être parce qu’elle est devenue très célèbre. Cette réponse, c’est « enterrer les morts et réparer les vivants. »


Je vous parle de Platonov parce que c’est une pièce qu’on connaît bien. On en a joué une adaptation qui s’appelait L’Absence de père et c’est moi qui répondais à cette question. C’était en juin 2019, on jouait la première version de ce spectacle à Lyon (je dis première version parce qu’on continue d’écrire et de remanier le spectacle tout au long des représentations, ce qu’on va sûrement faire aussi avec ce spectacle-là) et dans cette première version, on prononçait ces deux phrases :


« - Qu’est-ce qu’on va faire maintenant ?
- Enterrer les morts et réparer les vivants. »


Sauf que pour arriver à ces deux phrases, il fallait tuer Platonov. Et un jour, ça nous a paru impossible. On voyait pas comment l’acteur qui jouait Platonov pouvait continuer à faire semblant de mourir. Parce que... parce que la mort, c’est toujours vrai. On peut pas faire comme si on mourait ou comme si on était mort. Personne ne sait ce que c’est. Personne n’a raconté ce que c’est. Ce que ça fait de mourir. C’est irreprésentable. Donc on a renoncé à jouer cette fin.


Et d’ailleurs là, maintenant, au lieu de cette scène d’exposition retravaillée selon les canons auto-fictifs de l’époque, vous auriez dû assister au premier épisode du Décalogue d’après Kieslowski. Le Décalogue, c’est une série de dix films que le cinéaste polonais Krzysztof Kieslowski a tournés à la fin des années 1980. Chaque film s’empare d’un des dix commandements pour en faire une fiction. Tu ne tueras point, tu ne convoiteras pas les biens d’autrui etc. Pendant plus d’un an, on a construit un projet d’adaptation de ces films. On s’est plongé dans toute l’œuvre de Kieslowski et on a commencé à écrire.


Je vous passe les péripéties, je crois que je n’ai pas besoin d’évoquer avec vous ce qu’on vit depuis plus d’un an. Aboutir ce projet qui avait pris naissance dans un tout autre monde n’a plus eu assez de sens pour nous. Ci-gît donc le Décalogue.


Pour autant, la démarche documentaire de Kieslowski nous a profondément marqués et inspirés. On s’est dit que pour écrire ce spectacle, puisqu’on avait tout à inventer, on allait procéder comme lui : aller à la rencontre des gens et surtout défier le contexte dont on sentait qu’il allait durablement nous isoler. Rencontrer le plus de gens possible, comme une manière de déjouer cette solitude forcée. Pour mener ces rencontres, on a décidé d’utiliser la phrase de Platonov qu’on avait fini par couper, cette phrase que moi je n’ai d’ailleurs plus jamais dite en représentation. On a demandé aux gens l’écho que pouvait avoir dans leur vie le mot de « réparation ».


Pendant six mois, on a rencontré plus de trois cent personnes. Le protocole était toujours le même, la question posée toujours la même.


Au fil des récits, on s’est rendu compte qu’il y avait presque dans chaque histoire qui nous était confiée la présence d’un mort. Que ce soit un deuil récent ou le fantôme d’un lointain ancêtre, il y avait toujours un mort dont l’ombre planait ou l’absence étouffait. Comme dans la phrase de Tchekhov. En rencontrant ces vivants, on a eu la sensation de rencontrer leurs morts.


Parmi ces vivants, il y en a huit qui ont évoqué une perte particulièrement difficile parce que, selon eux, « quelque chose, quelque part, n’est pas en paix ».


Moi, j’ai toujours été quelqu’un de très rationnel. Je n’ai jamais cru en l’au-delà. Je n’ai jamais cru en la vie après la mort. Jusqu’à présent, même, entendre « quelque chose, quelque part, n’est pas en paix », ça me rendait perplexe. Sceptique et narquois, même si je suis honnête. Mais en écoutant ces gens, en découvrant leur histoire, il y a une question qui m’a peu à peu gagné. Sans que j’y prenne vraiment garde. Sans que je la formule consciemment.


« Pourquoi pas ? »


Je n’ai jamais su où pleurer les morts. Où parler d’eux. Où parler de la mienne, de mort. J’ai l’impression qu’un lieu nous manque. Un endroit où les athées rationalistes comme moi, ou bien les gens qui doutent, ceux qui ne savent pas, ceux qui voudraient croire mais ne sont pas pleinement convaincus, pourraient évoquer la mort sans tabou, sans peur, sans récupération et sans préjugé.


J’ai toujours voulu me faire incinérer. Mais j’en ai jamais vraiment parlé, je l’ai jamais dit de manière publique, peut-être par superstition, mais aussi peut-être parce que je me suis toujours dit que ça allait être sinistre. Personne n’a envie d’entendre parler de ça. Et pourtant tout le monde y pense. Parce que c’est quand même la seule chose dont on peut sérieusement dire qu’elle n’arrive pas qu’aux autres. Un jour, je serai mort. Et vous aussi. Et ça n’a rien de sinistre. Ça peut être hilarant.


Les huit personnes qui nous ont confié le récit d’un deuil singulier, on les a invitées à venir sur scène pour qu’elles puissent devant vous raconter leur histoire. On pensait qu’elles devaient l’incarner elles-mêmes.


Elles ont toutes refusé. Parce qu’être incarné par un autre, un acteur, c’est précisément ce qu’elles voulaient. Elles voulaient qu’on parle en leur nom de leurs morts pour que d’une certaine manière, ils reviennent. Que les acteurs ressuscitent leurs morts. Qu’on prolonge leur témoignage par la fiction pour les faire revivre, pour parler avec eux, et pour que quelque chose quelque part soit enfin en paix.


Comme ça nous a semblé finalement plus facile de tenter de ressusciter les morts que de faire semblant de tuer Platonov, on a dit oui. On sait que faire semblant de mourir, c’est impossible. Mais qui peut dire catégoriquement qu’il sait si les morts continuent ou pas à exister quelque part ? L’athée rationaliste que je me suis acharné à être toute ma vie est lui-même obligé de reconnaître qu’il n’en sait rien. Alors, bon, au fond, pourquoi pas ?


Chacun d’entre nous, ce soir, va prendre en charge un de ces huit récits. On va chacun tenter de répondre à la demande qui nous a été formulée. Les huit personnes nous ont confié un objet. Quelque chose qu’elles ont choisi et qui évoque pour elles leur histoire ou leur mort. Comme une manière de nous accompagner. Ces objets sont avec nous, ici.


Ce sont des signes, pour nous. En répétitions, on n’a pas cessé de percevoir des signes. D’interpréter des hasards, des accidents, des coïncidences. Un post-it qui tombe, un accident de voiture juste sous nos yeux, un prénom qui ne cesse de revenir. Est-ce que tout cela n’est que notre capacité à fabuler ? Notre désir, même, de fabuler ? Est-ce vous diriez que les seules choses qui existent sont celles qui sont intelligibles ? Si vous étiez mort, vous n’auriez pas envie de revenir, vous ?

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