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: Entretiens avec Jean Bellorini

Propos recueillis par Marion Canelas

Vous choisissez d’adapter À la recherche du temps perdu de Marcel Proust pour deux acteurs. Quels liens entretiennent-ils ?


Cette création se fonde sur mon obsession de comprendre,par un examen presque clinique du cerveau, le mécanisme qui mène l’artiste à la mise en récit. Pourquoi Proust décide-t-il, à un moment de sa vie, de s’enfermer pour écrire ce livre ? Quelles conditions intérieures suscitent un tel geste ?
La Recherche est le texte qui correspond non seulement à cette quête personnelle mais qui en soulève les questions exactes, déploie les rouages qui mènent d’un vécu à une œuvre, d’un souvenir à sa mise en art. Il me semblait que dans ce rapport, les trois grands axes à creuser étaient l’enfance, le deuil et le surgissement de la mémoire. Et ces grands pans de la Recherche correspondent à trois grands duos proustiens : le narrateur et Françoise ; le narrateur et sa grand-mère ; Marcel Proust et Céleste.Notre hypothèse de départ était la situation d’un médecin face à un patient qui ne se souvient de rien et à qui il propose un effort de restitution. Au début du travail, j’avais donc l’intuition d’un duo où l’un aiderait l’autre à l’ouverture des tiroirs de sa mémoire. Ce qui était incroyable, c’est que ce médecin, qui était initialement plutôt Hélène Patarot,répondait de plus en plus par son propre récit de vie.
Le rapport s’est inversé. Aujourd’hui, le malade, ce serait Hélène.
Proust, s’il y a un Proust, est plutôt le visiteur qui vient analyser comment elle se souvient, peut-être pour écrire lui-même et pour comprendre mieux son propre rapport à la mémoire et à l’adéquation –ou l’inadéquation –entre récit et souvenirs, pour mesurer la transposition totale qu’opère la mémoire pour passer de réalité à récit.


Le récit de ce Proust  « visiteur  » serait-il donc un tremplin à la mémoire de l’autre  ?


Exactement. L’évidence première à la lecture de Proust serait qu’il livre une auto-analyse, en tout cas une parolequi serait plutôt du côté de l’analysant. Mais notre travail a révélé que la Recherche revêt aussi une valeur cathartique :comme toute grande œuvre, elle a un pouvoir d’appel plus encore que de miroir. Celui qui s’y confronte non seulement y reconnaît des sensations vécues mais voit ressurgir sa propre mémoire. Notre visiteur, Camille de La Guillonnière, viendrait donc voir Hélène Patarot comme pour lui dire : « Je vais vous aider à vous raconter. » Et au fur et à mesure, effectivement, Hélène raconte les épisodes de son enfance. Les deux récits de vie se croisent peu à peu par correspondance. Dans un cadre tout différent, à Combray, le visiteur a été envahi d’impressions identiques.Il peut lui répondre :« Vous me racontez le moment où vous franchissez la passerelle pour prendre le bateau pour quitter votre pays. J’ai exactement la même impression quand je me souviens “qu’il me fallut monter chaque marche de l’escalier, comme dit l’expression populaire,à « contrecœur », montant contre mon cœur qui voulait retourner près de ma mère parce qu’elle ne lui avait pas, en m’embrassant, donner licence de me suivre.” Voilà comme ils dialoguent ; Camille ne parlant qu’avec les mots de Proust et Hélène ne parlant, au début, qu’avec ses propres mots.Toute la beauté étant, quand cette alternance se trouble,de comprendre ensemble que la parole de Proust peut se substituer à une autre pourtant intime, authentique.Lorsqu’elle raconte par exemple l’amour qu’elle a eu pour sa grand-mère, nous sommes convaincus qu’elle le fait avec ses mots. Le principe du spectacle est évidemment qu’on ne sache plus de qui viennent les mots pour exprimer des sensations retrouvées – et partagées.


Pourquoi vous en être résolument tenus à des passages sur l’enfance du narrateur ?


Camille de La Guillonnière et moi désirions écarter le côté mondain, que représentent majoritairement les adaptations théâtrales, cinématographiques ou télévisuelles de la Recherche, comme si elles ne pouvaient pas être métaphysiques, alors que c’est précisément le Proust philosophique qui m’intéresse. Qu’est-ce que le théâtre ?C’est ce qui apparaît de manière invisible dans une certitude commune, partagée entre les acteurs et les spectateurs. Le souvenir est du même ordre. Et l’écriture,pour Proust, aussi. Qu’est-ce que le souvenir sinon un choc entre une réalité dépassée et un fantasme au présent ?Le souvenir exprimé se trouve au milieu, à l’endroit de cette rencontre, de ce choc. Ce n’est pas forcément malhonnête,même s’il faut souvent mener une enquête, pour savoir ce qui nous constitue vraiment, pour départager le réel de l’invention. L’acteur produit un travail similaire. Le chemin qu’il parcourt pour jouer un personnage lui fait atteindre un point de jonction similaire à celui que le souvenir et le présent composent pour devenir récit. Choisir ces mots de Proust permet d’aller droit à cette percussion entre le passé – l’enfance – et la reconnaissance de ses traces dans le présent.


L’instant que désigne votre titre serait-il celui de la conjonction entre réalité et fantasme qui crée le souvenir ?


C’est d’abord un clin d’œil évident à la longueur de l’œuvre mais aussi à la longueur de l’existence qui se condense tout entière, en un instant, dans la coïncidence inattendue d’où jaillit le souvenir ; coïncidence entre ce qui nous entoure présentement, matériellement, et un détail de notre passé.C’est la madeleine mais c’est un tas d’autres choses : les souliers, les trois petits coups frappés sur une cloison pour se parler d’une chambre à l’autre... qui font rejaillir une enfance, un amour, une mort ; qui font naître leur récit et permettent leur deuil. Le rapport de Proust aux objets relève de l’animisme. Il y a de la sorcellerie dans ses façons de faire correspondre un objet à une personne, d’y voir cristallisée une telle part de vie. Lui parle de métempsycose. Les objets sont les contenants sacrés de sa propre présence au monde. La question permanente est : qu’est-ce qui est contenu dans quoi ? Dans un objet, un livre, dans une odeur,dans un goût, une couleur, il peut y avoir tant de choses.Et dans un être humain, c’est infini. Cette conception est profondément théâtrale. C’est le principe même de la poésie ; est poétique ce qui fait puissamment écho à un jadis –un état ou un monde absents. Lui, tente d’analyser,de comprendre les conditions et la portée de cette résonance. La perversité magnifique de cet homme, c’est la complaisance qu’il entretient avec la souffrance que lui procure le souvenir. Quand il parvient à faire le deuil de sa grand-mère, quand sa mort lui apparaît réellement, il souffre infiniment mais c’est cette réalisation qui lui plaît, c’est cet instant qui le rend le plus vivant, c’est cette condensation,même douloureuse, qui est le but de son œuvre, donc de sa vie.


Les objets prennent-ils donc une grande part à votre scénographie ?


Il y a très peu d’objets. Nous sommes dans un espace à plusieurs niveaux. Il y a deux pièces, la petite chambre dans la grande salle des fêtes fermée. La petite, réservée à Camille, est un refuge, tapissé de liège pour qu’on n’y entende aucun bruit –suivant la description incroyable de l’endroit confiné où Proust a vraiment passé ses dernières années à écrire. Il y a l’obsession de l’empilement et de l’entassement. Je voulais que la folie de Proust soit présente sur scène par une obsession matérielle. Proust aurait pu véritablement passer du temps dans cet endroit sans vie mais non sans âme. Il pourrait être dans ce cimetière de chaises à essayer de comprendre qui il était. Le narrateur mène cette enquête dans un moment où il est beaucoup moins conscient. Le souvenir et sa recherche le placent – il le dit lui-même –« en dehors du temps ». C’est d’ailleurs pourquoi la présence de la nuit est très forte. L’écriture surgit dans un demi-sommeil, comme la mémoire. C’est à ce moment-là qu’on se sent le plus proche d’une vérité ou d’un souvenir : quand on ne sait pas si on le vit ou si on le rêve. Le théâtre est un lieu d’apparition, comme la chambre,comme la nuit. Les deux récits d’existence qui se rejoignent dans notre spectacle, celui d’Hélène et celui du narrateur,le font sur le terrain de l’exil, au sens strict de départ forcé d’un pays –en l’occurrence, des pays de l’enfance. Mais ils surgissent aussi du lieu d’exil nécessaire, volontaire que chacun, et les spectateurs avec eux, se ménagent pour écrire, pour se souvenir, pour retrouver et voir surgir en soi cette part perdue.


Propos recueillis par Marion Canelas, 2018

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