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Un Fil à la patte

+ d'infos sur le texte de Georges Feydeau
mise en scène Jérôme Deschamps

: Entretien avec Jérôme Deschamps

Propos recueillis par Laurent Mulheisein

Une troupe comique en lien avec le public
Un mes premiers vrais contacts avec le théâtre s’est fait à la Comédie-Française et j’ai le souvenir du charme de la Maison, de celui de la salle... et de celui du jeu ! Et du bonheur dans la salle. J’entends encore ses rires comme si j’y étais. C’est extrêmement troublant, voire impressionnant, d’entendre pour la première fois une salle rire de cette façon. C’est à la suite de cela que j’ai accompagné du regard la troupe comique du Français et ces acteurs, qui avaient une relation si particulière – presque familiale avec le public. Je me souviens par exemple très bien de la mise en scène du Fil à la patte par Jacques Charon. Elle était géniale. On aurait dit que Charon battait la mesure ; il semblait avoir une conscience particulière de la musicalité dans laquelle il entraînait toute la troupe. C’est là une chose assez rare, qu’on ne trouvait pratiquement qu’au Français ; ce juste rythme, ce juste équilibre pour transmettre le bonheur et le rire, ce sens de la rupture et de la démesure aussi. J’ai gardé tout cela en mémoire, et pour que je puisse envisager de venir monter Feydeau à la Comédie-Française, il fallait, pour moi, que soient réunies certaines conditions dans la troupe : en premier, la complicité… ou du moins de bonnes prédispositions à la complicité ! Il me fallait la juste distribution ; la juste palette, les justes couleurs et les justes contrastes. Il se trouve que là, je suis convaincu d’avoir pu les réunir.


Amour, lâcheté et lucidité
Un fil à la patte est une grande pièce, hallucinante, une réussite absolue ; elle met en scène des personnages ballottés par un système, entraînés par une histoire, un cadre. Ils sont dans un monde où l’argent a une place absolument déterminante ; et ils courent après, chacun à sa façon. L’argent préside à la destinée de chacun. Rien ne les arrête. Cela ne va pas sans une espèce de cynisme, de détachement par rapport à la vie sentimentale, à l’honnêteté des sentiments. C’est de là que viennent la férocité et la drôlerie de Feydeau. Dans ce contexte, pourtant, la tendresse, l’attachement qu’a Lucette pour Bois d’Enghien est une chose touchante, sur laquelle j’ai voulu mettre l’accent, m’éloignant à cet endroit de la vision de Charon. Lucette n’est pas une fille si légère que cela, elle est vraiment amoureuse de Bois d’Enghien. En lisant bien le texte, on comprend que, pour elle, c’est pour la vie ! Je veux dire : pour elle, c’est toute la vie. Bois d’Enghien veut la quitter pour trouver de l’argent en épousant Viviane, mais comme il n’est guère courageux, il retombe dans les bras de Lucette dès qu’il la voit ; c’est normal, elle est irrésistible. Quand il lui avoue enfin qu’il va la quitter, il pose comme argument qu’il n’a pas assez d’argent pour elle. Elle lui répond : « je m’en fous », et éclate de rire en lui tendant les bras. À cela il réplique : « Oui, mais ma dignité ? ! » C’est extraordinaire : sa dignité ! Une fois que Lucette comprend qu’elle a été trahie, elle cherche à lui casser son affaire, et c’est cela qu’il ne lui pardonne pas. Il la « balance » parce qu’il a beau aimer passer du temps avec elle…il préfère quand même l’argent. Ce qui est drôle, dans la pièce, c’est que les autres ne comprennent pas pourquoi ces deux là sont ensemble ; ils ne comprennent pas qu’on puisse être ensemble parce qu’on est amoureux… Pour eux, la vraie question est : Est-ce qu’il y a de l’argent ou est-ce qu’il n’y en a pas ? L’amour, ça se monnaye, comme le reste ! Il y a un fond assez noir chez Feydeau... À la tendresse de Lucette répond la lucidité de Viviane : pour elle, la vie amoureuse, la vie sentimentale, n’est qu’un vaste marché où règne la loi de l’offre et de la demande. Et si elle accepte Bois d’Enghien, c’est parce qu’il correspond parfaitement à ce schéma. C’est un homme de son temps. D’un côté, il choisit le mariage, il répond à la loi du marché, et de l’autre, il a des maîtresses...


Trouver la belle humeur
Les pièces de Feydeau, un peu comme chez Laurel et Hardy, sont souvent une suite de déconvenues ou de malheurs – qui naturellement provoque le rire. Mais il y a chez lui un art de la construction poussé à la perfection… Souvent, au théâtre, les scènes de transition sont celles où l’auteur – même s’il est grand – « rame » un peu, où l’écriture peut être laborieuse. Eh bien, chez Feydeau, il n’y en a pas, rien n’est écrit pour armer le tir de la scène suivante. La mécanique, l’horlogerie, sont parfaitement réglées. Le génie de Feydeau réside dans l’art des contrastes, dans la mise en situation des obsessions de chacun, et dans l’entremêlement des situations. L’idée par exemple de mettre Marceline en scène avec cette obsession du déjeuner. Et cela depuis la première phrase du spectacle… Elle a faim. Il y a donc là quelqu’un qui a faim tout le temps. Qui attend ses oeufs. Qui attend et ne fait qu’attendre. Quel incroyable ressort. Ce procédé est repris avec Fontanet, qui lui sent mauvais. Avec Bouzin, qui ne fait que des choses méprisables (jusqu’à ce qu’on croit qu’il a de l’argent !), avec le général, qu’on traire de tous les noms (mais qu’on admire aussi parce qu’il a de l’argent) L’autre ressort, bien sûr, est un emploi étourdissant des mots d’esprit : le fait par exemple de commenter la chanson de Bouzin de cette manière : « On dirait la chanson d’un homme d’esprit qui l’aurait fait écrire par un autre ». Et d’enchaîner avec Fontanet qui dit avoir essayé d’en écrire mais qu’il n’arrivait pas à trouver la fin ; quand on lui demande : « Comment fîtes-vous » et il répond : « Comme je pus ! ». Si ce texte est parsemé d’explosifs destinés à faire rire, pour qu’il fonctionne, il faut qu’on soit dans un rythme, dans la musicalité et dans l’harmonie de tout cela. Il y a de la pensée, mais il faut que celle-ci s’enchaîne, que le cerveau du spectateur fonctionne à une certaine cadence, faute de quoi il n’est pas crédible que les personnages disent toutes ces énormités, ces mots d’esprits qui parfois leur échappent, ces phrase-réflexes qui déchaînent le rire. Les personnages de Feydeau ne sont pas grandioses, ni par leurs sentiments, ni par leurs valeurs. Ils n’ont pas de hauteur de vue. Ils sont pris dans la machine, ils sont à l’intérieur de la mécanique. C’est cela qui est drôle et c’est cela, à mon avis, qu’il faut jouer. Je suis de ceux qui pensent qu’une grande part du travail du metteur en scène consiste à mettre les comédiens en situation de désir ; désir de jouer, bonheur d’être sur scène. Ces éléments comptent pour moi autant que toutes les trouvailles qui peuvent être les nôtres. Il faut trouver la bonne humeur… la belle humeur ! J’ai tourné le dos à ce que l’on appelle le travail à la table. Je préfère réfléchir chez moi et faire en sorte que pendant les répétitions, les choses se passent. Qu’elles ne soient pas le temps où l’on prend du recul par rapport à ce qu’on fait. J’essaie de travailler (comme le disait Vitez) ici et maintenant. Particulièrement chez Feydeau, la répétition n’est pas là pour que les acteurs collectent des intentions qu’ils mettront en oeuvre plus tard. Il ne s’agit pas de dire : « Ah oui, je comprends ce que tu souhaites, je le ferai plus tard ». Il s’agit de le faire ! J’aime mieux passer mon temps à confronter les « animaux fragiles » que sont les acteurs à des situations à chaud. C’est là qu’on voit des couleurs, qu’on entend les voix. Il n’y a aucun intérêt, surtout avec Feydeau, à se plonger dans les méandres de la psychologie. Il n’y a que le ressort, le ressort social. Les personnages de Feydeau sont comme pris au milieu d’une bataille navale. Il leur arrive d’être malins, mais ils ne sont pas plus malins les uns que les autres. Ils sont stratégiques, tout le temps. Ils livrent de petites guerres.


Précision et inventivité
S’il y a un auteur qui, selon moi, ne s’est pas trompé dans ses recommandations, dans la rédaction de ses didascalies, c’est bien Feydeau. Je pense donc qu’il y a grand danger à s’éloigner du respect de ces didascalies. Je me suis donc amusé, avec Laurent Peduzzi qui signe le décor, à faire un relevé assez scrupuleux des demandes de Feydeau. Elles portent sur des points aussi précis que la place du tabouret, la distance entre une porte et une table. Ensuite, nous avons rêvé. Nous nous sommes dit qu’il fallait peut-être marquer assez précisément le niveau de vie, ou le mode de vie des uns et des autres ! L’intérieur de chez Lucette est chaleureux, un certain nombre d’hommes y ont défilé, et s’y sont sentis bien. Nous avons marqué de façon assez forte aussi le décor de la Baronne ; bien sûr c’est un hôtel particulier, il y a de l’argent, mais c’est assez austère, ce n’est pas fastueux, car chez ces gens on ne dépense pas sans compter. Et puis le décor de l’acte III, chez Bois d’Enghien, n’est quant à lui pas situé dans un immeuble somptueux, puisqu’il n’est pas dans la même situation sociale que sa future épouse. Avec Vanessa Sannino, qui signe les costumes, nous avons fait une entorse au respect scrupuleux des indications de Feydeau pour aller non pas vers la mode de 1893, mais vers celle, plus élégante et plus inventive, littéralement ravissante, du début du xxe siècle ; c’est elle qui nous a inspirés. L’invention des costumes nous a permis de rejoindre le merveilleux savoir-faire et la finesse du travail des différents ateliers de la Comédie-Française. Modistes, couturières, chapeliers..., tous ces métiers auront leur part dans le bonheur que ce spectacle procurera, nous l’espérons, aux spectateurs.

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