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: Un Tramway, une tragédie

Une tragédie ? Sans doute. Mais une tragédie d’abord presque invisible (et d’autant plus poignante lorsqu’en est révélée la fin). Personne n’y meurt. Ce serait même plutôt le contraire : pendant toute la durée de la pièce, Stella Kowalski, née DuBois, attend un enfant ; lorsque le rideau tombe, elle est à peine revenue de la maternité. Mais il y a différentes manières, plus ou moins visibles, de mourir et d’être mort. Et les morts ont plus d’une façon de hanter la scène. Lorsque Blanche DuBois – imaginez dès maintenant pour elle le visage d’Isabelle Huppert – arrive chez sa soeur, personne ne se doute encore qu’elle porte en elle tout un monde défunt : les derniers échos du Sud mythique des plantations, un passé familial idéalisé, mais aussi une vie conjugale catastrophique et qui se conclut sur un suicide. Très vite, on pressent en elle une fêlure, mais il faudra des mois (comme le prouve la grossesse de sa soeur) pour qu’achève de se creuser le gouffre qui doit l’emporter. Cette fêlure distingue Blanche de tous les autres personnages. Eux sont heureux ou le seraient sans elle, et comme on sait, les gens heureux ou qui veulent se croire tels n’ont pas d’histoire ; elle, en revanche, elle en a trop, à tous les sens du terme – trop d’Histoire, trop de passé qui l’accable, mais trop d’histoires aussi, trop de rumeurs qui circulent sur son compte, et peut-être un peu trop fondées.


Aux yeux de Warlikowski et de son dramaturge, Piotr Gruszczyñski, Blanche se tient clairement au cour de l’intrigue. Elle seule déploie une intériorité que le metteur en scène et Wajdi Mouawad, qui signe cette version française, ont souhaité accentuer en nous ouvrant l’accès à son paysage mental, peuplé d’échos de ses lectures ou de ses rêveries. C’est aussi par rapport à Blanche, et à elle seule, que certains détails du monde prennent un relief particulier. Ainsi de ce vieux tramway où montent et descendent chaque jour une foule d’inconnus : seule Blanche déchiffre en lui et à travers son nom de Désir une figure possible de sa propre destinée. Ainsi encore de cette rue de la Nouvelle-Orléans où Blanche vient chercher refuge. Avant de désigner une célèbre avenue parisienne, les Champs-Elysées, comme le rappelle Gruszczyñski, sont chez Hadès le domaine réservé aux héros les plus prestigieux. On sent d’ailleurs, à lire le texte, que ce discret renvoi à l’au-delà des poètes grecs a nourri l’imagination de Mouawad : toute son oeuvre témoigne qu’il est un grand lecteur de Sophocle, et même sa dernière création, Ciels, présentée au dernier Festival d’Avignon avant de l’être prochainement dans notre théâtre, porte encore un discret écho de son admiration pour l’auteur d’Oedipe Roi, inventeur de la première grande enquête réflexive de la littérature occidentale. Mais qu’il s’agisse du monde des Anciens ou de cet Ancien Monde qu’est l’Europe (et plus précisément de la France, berceau de la vénérable famille DuBois, patrie fantasmée de la distinction féminine et de « l’air de Paris ») – que ces Champs-Elysées, donc, renvoient à un passé immémorial ou à un pays hors d’atteinte au-delà des mers, l’effet est le même : leur nom, comme celui du tramway, résonne comme une antiphrase et presque comme une injure au réel qu’ils prétendent vainement transfigurer.


Pourtant, sous l’ironie dramatique et l’outrage qu’elle inflige à Blanche, il faut deviner une vérité plus profonde, une manière d’hommage à l’héroïne. Car il peut sembler dérisoire, sans doute, de qualifier de lieu tragique le minuscule appartement en rez-de-chaussée où Blanche la déclassée vient chercher un dernier abri ; mais d’un autre côté, ces quelques pièces où tous sont pris au piège d’un sordide face-à-face est aussi le terrain d’un dernier combat, qui pour être perdu d’avance n’en est pas moins auréolé d’une secrète gloire (celle d’une sorte d’ignoble martyre ?). Comme si Blanche, d’entrée de jeu, n’était déjà plus de ce monde – ce monde dur et laid où elle ne cesse de se blesser, comme si elle se heurtait aux murs d’un espace trop étroit pour elle. L’unité de lieu, dans ce Tramway, est esssentielle à l’intrigue : trop de matière humaine humaine explosive s’y trouve littéralement comprimé dans un volume insuffisant. Des Enfers à l’enfer, il n’y a qu’un pas – et cet enfer qui est « les autres », comme disait un autre spécialiste du huis clos (la pièce de Sartre est de 1943 ; celle de Williams, de 1947), cet enfer est d’abord celui de Blanche, victime qu’il est défendu de croire. Quand se dissipent les mensonges qu’elle adresse d’abord à elle-même, quand Mitch (auquel Yann Colette prête ici sa présence ambiguë, délicate et dangereuse) braque sur le visage de la malheureuse la lumière crue de la « vérité », ce ne sont pas seulement sa dernière ombre de dignité, les illusions d’une vie encore possible, qui lui sont brutalement arrachées : désormais, elle n’est plus qu’une femme perdue, dont la parole ne vaut plus rien et que rien, dès lors, ne protège plus. Si elle dénonce un crime impensable (que sa propre sour ne peut, mais surtout ne veut pas concevoir), c’est qu’elle n’est plus, décidément, qu’une pauvre folle. Mieux vaut pour Stella croire cela, de toutes ses forces, et s’il se peut ne plus jamais y repenser. Et pour tenter d’y parvenir, pour finir de s’aveugler soi-même, mieux vaut fermer sa porte à cette plainte insupportable et la laisser murer vive dans le silence. Oui, c’est bien Blanche qui porte en elle la plus incurable douleur, sans autre abri que l’asile, sans autre issue que le délire ou le désespoir.


Warlikowski, on le sait, est particulièrement attentif aux fables qui donnent à voir les mutations du monde et qui en rendent sensibles les signes dans l’intimité des êtres (ses auteurs de prédilection l’illustrent amplement : il a monté Koltès, Kafka, Kushner ou Kane, Gombrovicz, Shakespeare ou le Krum de Hanoch Levin). Entre Blanche la distinguée, qui se rêve en grande dame et ultime représentante de sa caste, et Stanley le violent, immigré et fier de l’être, le conflit n’est pas seulement affaire de rivalité, de préjugés sociaux, de fascination plus ou moins avouable. Du côté de la femme, un vieux Sud et son verbe sont voués à l’extinction ; du côté de l’homme, un autre avenir s’annonce, aussi instinctif, maladroit et vulgaire que débordant d’une vitalité, d’une énergie presque animales dans leur brutalité (Andrzej Chyra, qui réinvente le rôle créé par Brando, n’a pas incarné pour rien des rôles tels que Dionysos, Woyzeck, Platonov ou l’Héraklès d’(A)pollonia). Pour tracer, d’Eros à Thanatos, la ligne tragique de la fracture qui s’ouvre entre leurs deux mondes et se propage sans remède dans la vie de tous (car la tragédie est l’art de l’irrévocable), Warlikowski n’a pas seulement épuré le récit, réduit à ses linéaments essentiels et ponctué de monologues qui en inventent le versant intérieur. Avec sa co-créatrice de toujours, Malgorzata Szczesniak – qui a réalisé avec lui une bonne cinquantaine de mises en scène depuis 1992, dont (A)pollonia, qui a marqué le dernier Festival d’Avignon –, il a conçu un décor très particulier, inattendu et suggestif, qui arrache le chef-d’oeuvre de Williams à l’anecdote théâtrale et achève d’en dégager la déchirante acuité.

Daniel Loayza

01 décembre 2009

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