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Un Tramway nommé Désir

mise en scène Lee Breuer

: « Interview par nous-mêmes »

Note de l’équipe artistique

En avril 1957, Tennessee Williams publia dans le London Observer un article intitulé : « Le monde où je vis – Tennessee Williams s’interviewe lui-même ». Ça démarre par
« Question : Pouvons-nous parler franchement ? Réponse : Il n’y a pas d’autres façons de parler. »


Pour parler franchement, je pense que s’interviewer soi-même (et en ce qui me concerne cela inclut mon équipe artistique) est une idée astucieuse ; mais parler franchement de Tennessee Williams est pratiquement un oxymoron « franc » est vraiment le dernier adjectif que l’on choisirait pour décrire l’auteur et cette pièce… (phrase complétée ci-dessous).


BLANCHE :
Je ne veux pas de réalisme. Je veux de la magie ! Oui, oui, de la magie.
C’est ce que j’essaye d’offrir aux autres. Je ne dis pas la vérité, je dis ce que devrait être la vérité. Et si c’est un péché, alors que je sois damnée !
…N’allumez pas !


Appelons cette note : « Interview par nous-mêmes ». Une équipe artistique américaine à la Comédie-Française.


Pourquoi diable la Comédie-Française, pour la première fois en 330 ans d’existence, a-t-elle choisi de présenter une pièce américaine, Un tramway nommé désir, en en confiant la mise en scène à un Américain connu pour la radicalité de ses mises en scène ?
Réponse : (voir phrase incomplète ci-dessus) « Franc » est le dernier adjectif que l’on choisirait pour décrire l’auteur et cette pièce, dont on peut dire qu'elle est la plus grande œuvre du théâtre américain jamais écrite.
Pour répondre à la question : sous l’impulsion de Muriel Mayette, la Comédie-Française a choisi de suivre ce chemin.


Maude Mitchell, Lee Breuer, John Margolis et Basil Twist, redoutez-vous les critiques ?
Nous pouvons dire, comme le dit Blanche dans la pièce :
Peu importe qui vous êtes, j’ai toujours compté sur la bonté des inconnus.


Pourquoi ce décor et cette métaphore japonaise ?
Maude Mitchell, dramaturge Il n'est pas tant japonais qu' « orientaliste japonais ». Une question pour une question. Pourquoi un tel succès pour Mikado ? (opéra créé à Londres en 1885 par Arthur Sullivan sur un livret de W.S Gilbert, et dont l'action se situe au Japon. C'est l'un des plus gros succès – avec plus tard Madame Butterfly de Puccini –jamais rencontré par un opéra populaire de type orientaliste, ndt) Parce que l’imagerie orientaliste japonaise révéla, de façon sous-jacente, tout un univers de références dans la société évoquée dans la pièce ; chez Gilbert et Sullivan, c’est très ironique, édifié entre du texte et de la musique ; chez Williams, c’est un choix conceptuel, un penchant pour l’ironie et une évocation de la culture Bushido (le code des principes moraux que les samouraïs japonais étaient tenus d'observer, ndt). Tennessee Williams à Yukio Mishima (interview avec Edward R. Murrow, 1960) :


T.W. : Il faut être un habitant du Sud décadent pour comprendre les Japonais.


Y.M. : Je pense qu’une des caractéristiques de la personnalité japonaise est ce mélange de brutalité et d’élégance.


T.W. : Yukio. Je crois comprendre ce que vous voulez dire. Je ne voudrais paraître snob en disant cela, mais je pense qu’au Japon, vous êtes proches des habitants du sud des États-Unis.


L’orientalisme connut son apogée à Paris en 1909, avec les ballets Russes. Le bal de « La Mille et deuxième nuit » fut donné par Paul Poiret le 24 juillet 1911 dans son hôtel particulier.
L’imagerie japonaise et, d’une certaine manière, l’imagerie chinoise prévalent alors.
L'affirmation de Williams à Mishima pourrait faire allusion à une certaine élégance aristocratique du Sud antebellum (d'avant la guerre civile américaine, ndt) de Blanche DuBois, celle du Mississippi et de la plantation « Belle-Rêve » des DuBois. Nous estimons que toute la pièce est dominée par la subjectivité de Blanche DuBois. La vie est un rêve et ce rêve devient cet orientalisme japonais dans une transfiguration française. C’est un choix périlleux… l’échec de la pièce mise en scène par Cocteau et jouée par Arletty (en 1948, ndt) est dû en partie au fait qu'il cherchait à se rapprocher de l’esprit du sud des États-Unis en faisant jouer les acteurs avec l’accent du midi de la France. Le parlé français de la Nouvelle-Orléans n’existe plus. C’est un dialecte breton devenu cajun via le Canada. La francité de La Nouvelle-Orléans est injouable vocalement. La tradition de la Comédie-Française, quant à elle, est liée à un français parlé sans accent. Nous devions donc trouver une métaphore. Nous proposons l’orientalisme japonais pour illustrer cet esprit du Mississippi d'avant la guerre de Sécession.


Basil Twist, décorateur et collaborateur artistique Le film d’Elia Kazan de 1951 est une référence internationale absolue. Le monde connaît le Tramway grâce au film. Lee Breuer souhaite rendre un hommage abstrait au film en ayant recours à une perspective formaliste. C'est en décidant d'avoir recours à la métaphore japonaise que nous est venue l'idée des « écrans ».
Au XVIe siècle, sur l’île d'Awajishima, naissait le Bunraku. Ce genre développa un concept de décor absolument magnifique, presque cinématographique. Des écrans peints, de tailles différentes, étaient montrés en successions rapides. Quelquefois, ils étaient figuratifs, quelquefois abstraits. Ce procédé se rapprochait de mouvements de caméra tels que le zoom ou le panoramique.
Beaucoup de ces écrans étaient par essence de magnifiques peintures. Cette forme d’art cinématographique était donc d’une incomparable beauté. Dans une de mes créations, Dogugaeshi, j’ai utilisé les écrans d’Awajishima dans un contexte moderne. À chaque collaboration artistique que nous faisons, Lee cherche toujours à adapter l'une de mes idées. Dans Red Beads par exemple, nous avions transposé mes marionnettes abstraites sous-marines de la Symphonie fantastique dans un autre fluide en mouvement… le vent.
Pour cette production, les écrans de Dogugaeshi deviennent un hommage cinématographique au Tramway nommé désir.


Les didascalies de Tennessee indiquent du « blues piano » et du jazz du sud des États-Unis. Pourquoi cette variété des choix musicaux, qu'il y ait des indications de musique ou qu'il n'y en ait pas ?
John Margolis, compositeur
La diaspora musicale de La Nouvelle-Orléans ne s’est pas arrêtée en 1947 quand le Tramway fut joué à Broadway et publié ensuite. Congo Square, ou le rythme et la mélodie africaine composait avec le chant et l’harmonie européennes. Le blues, le ragtime, le cool et hot jazz, de la terre du Sud en passant par la percussion jusqu’au clairon, n’ont cessé d’évoluer vers le rythm and blues, ils sont les héros mésestimés d’un son unique dans le rock’n roll. Pour être franc comme Tennessee, les choix musicaux arrêtés pour Broadway en 1947 puis pour le film en 1951 sonnent assez guimauve aujourd’hui. Pour cette bande originale, j’ai voulu rendre un hommage au grand talent de Fats Domino, de James Caroll Booker III, le plus grand pianiste de La Nouvelle-Orléans, mais aussi aux générations de la diaspora dont l’influence souffla sur le chemin de l’autoroute du blues (Route 61), dont Huey Smith, Professor Longhair, Archibald, Boogie Bill Webb, Earl King, Alvin Robinson, King Curtis, et beaucoup d’autres.


Comment expliquez-vous le traitement des parties de poker ?
Lee Breuer
J’écris aussi, par conséquent je suis intéressé par la voix de l’auteur quand elle se glisse au milieu du réalisme bourgeois post-ibsenien. Depuis 1970, j’expérimente la notion de chœur contemporain dans des récits, mais j'ai aussi mis en scène Sophocle, Eschyle, et consacré des ateliers à Aristophane.
La scène 11 est une allusion prudente de Williams à la dynamique classique. La scène 3 est directement calquée sur Aristophane. Dans ces deux scènes on joue au poker et lors de ces parties, j’ai senti un chœur.
L’effet d’objectivité brechtienne et le discours à l’unisson sont des clés servant à introduire une voix chorale dans une pièce quasi réaliste, et j’ai également inclu quelques didascalies narratives de Williams.
En jouant avec tout ça j’espère plus clairement « raconter une histoire » et « émettre un jugement », ce qui correspond à l’intention originelle du mode choral au théâtre.
Afin de faire ressortir la dimension chorale à l'intérieur du drame, nous avons utilisé les talents de Jos Houben, professeur de mime à l’école Jacques Lecoq (collaborateur artistique sur les mouvements), de John Margolis, compositeur et interprète, et de Basil Twist ; son travail sur les écrans cherche à créer un nouveau style dans le mouvement et l’espace.
L'abstraction vocale et visuelle qui émane de cette alchimie est un contrepoint au drame figuratif.
Une métaphore chorale secondaire apparaît grâce au mouvement kurogo et à une approche figurative adaptée du kabuki. Tous deux encadrent les parties de jeu plus réalistes, tout comme, dans un roman, le récit encadre les passages dialogués.
Je crois que chaque œuvre à d’abord besoin d’une interprétation classique.
Puis, plus tard, même cinquante ans plus tard, elle doit s’ouvrir à de nouvelles explorations. Nous devons saisir cette chance, ou bien l’œuvre se dessèchera et mourra. Elle ne parlera pas à de nouveaux publics.
Tennessee Williams a toujours dit qu’il était un poète du théâtre. Hart Crane était son idole. Avec Elia Kazan, chef de file de l’Actor’s Studio et maître du « réalisme cinématographique » et d’une « méthode de jeu », il forma un duo conflictuel, comme pouvait l’être celui de Stanislavski et de Tchekhov. La vision de Kazan reflétait-elle ce que Tennessee voyait dans sa tête ? Tchekhov persistait à dire à Stanislavski qu’il était un écrivain de farces, qu'il ne voulait pas de pathos.
J’ai élaboré des travaux pour le théâtre intitulés Performance Poems. Il ne s'agit pas seulement de pièces ou les personnages parlent en vers. Ils tentent, à l'instar du théâtre nô au Japon (lequel fut incidemment expérimenté par Tennessee dans ses derniers travaux) de traduire la poésie en images vivantes.
Le théâtre n’existe pas sur la scène. Le théâtre prend forme dans notre esprit.
C’est une dialectique. Le travail de la scène fait la synthèse entre les idées préconçues et le drame perçu en tant que tel.
Mais ces deux messages, celui qui vient de la scène et celui qui est dans notre esprit sont eux-mêmes le résultat d’un dialogue dialectique. L’esprit a fait la synthèse de toutes les expériences passées et la scène reflète toutes les créations antérieures ainsi que les interprétations faites par les critiques.
L’éternel débat concernant Williams depuis la création du Tramway en 1947 demeure : « Tennessee est-il un écrivain réaliste ou un poète ? » Du point de vue du décor, de la mise en scène, et plus particulièrement de l’interprétation, cette question reste controversée depuis 60 ans ; depuis la production de Kazan et l’approche originale de Brando via l’Actor’s Studio, en passant par la version poétique et assumée de Cocteau avec Arletty, Rouleau et Nobili. Puis Laurence Olivier et Vivian Leigh. Que dire de la Blanche très « travesti » incarnée par Tallulah Bankhead, ou encore de l’adaptation « queer et camp » : Belle Reprieve des Split Bricthes et les Bloolips ?
Le texte est-il prose ou poésie, la mise en scène et l’interprétation doivent-ils être motivationnels comme chez Stanislavski ou formelles comme chez Brecht, l’iconographie est-elle gay ou hétéro ? Tennessee était passé maître dans l’art de franchir la délicate frontière entre la tragédie et la transgression.
Nous ne privilégions ni l’un ni l’autre, ce sont les deux à la fois ; ce doit être tout cela où rien. Nous pensons que Williams est un grand écrivain précisément parce qu’il y a tant de facettes dans sa personnalité. Aborder plusieurs facettes dans la mise en scène est peut-être le plus bel hommage qu'on puisse lui rendre.
Laissons cette actuelle production vivre dans nos esprit, où formalisme et naturalisme trouveront eux-mêmes la synthèse que nous choisissons d’appeler réalité – là où le théâtre est pour moitié un miroir, et pour moitié travail de l'imagination.


Lee Breuer, Maude Mitchell, Basil Twist et John Margolis
Traduction : François Lizé et Laurent Muhleisen, janvier 2011

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