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Trust

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: Entretien avec Falk Richter et Anouk van Dijk

Vous avez déjà travaillé ensemble pour Nothing Hurts. D’où vient ce désir de mêler vos pratiques ?


Falk Richter : Je suis très intéressé par le regard que porte Anouk sur mes textes et je suis curieux de voir à quel endroit elle est capable de les porter. Comme je suis très sensible aux atmosphères et aux énergies que l’on peut développer sur un plateau de théâtre, je suis bien sûr très attentif au travail plastique qu’une chorégraphe comme Anouk peut proposer pour aller dans des extrêmes. Ma seule écriture ne peut pas les atteindre, même si je tente d’aller au plus loin de ce que la langue peut m’offrir en tant qu’auteur. Mais je sais que, même en allant très loin dans mon langage, je ne peux réaliser seul ce que nous réalisons à deux. Dans nos deux collaborations, j’ai essayé d’arriver à un point où il n’y a plus que le corps qui peut exprimer ce que nous voulons faire entendre.


Anouk van Dijk : Nous aimons travailler ensemble pour des raisons très personnelles car nous avons des thèmes similaires dans nos travaux respectifs. Nous voyons le monde un peu avec les mêmes yeux. Nous l’interprétons de la même façon car nous sommes de la même génération, nous appartenons à la même Europe occidentale libérale. C’est la première chose qui nous réunit et, même si nous nous exprimons artistiquement de manière différente, nous comprenons chacun le langage de l’autre sans aucun problème. Quand je lis les textes de Falk, je suis en harmonie avec la profondeur de l’état qu’il décrit. Ses descriptions étant par ailleurs très physiques, cela m’inspire quand je dois imaginer des mouvements, même en dehors de nos spectacles communs.


Entre votre première collaboration pour Nothing Hurts et Trust, les choses ont-elles beaucoup changé ?


F. R. : Beaucoup de choses ont changé en dix ans ! Nous avons chacun fait des spectacles séparément, nous avons exploré de nouvelles voies. Nous avons, je l’espère, progressé en tant qu’artistes et nous avons évolué quant aux thèmes que nous traitons. Peut-être sommes-nous devenus plus courageux dans nos expérimentations. Ce qui nous a permis, une fois que nous nous sommes retrouvés, d’aller plus loin que lors de notre première rencontre de travail.


A. vD. : Par exemple, la différence entre les acteurs et les danseurs s’est énormément effacée au point qu’il est parfois très difficile pour les spectateurs de savoir qui est danseur et qui est acteur, alors que dans Nothing Hurts, la différence était plus nette. Dans notre premier travail, nous nous posions sans cesse la question : qu’est-ce qu’un acteur ? Qu’est-ce qu’un danseur ? Quelles différences y a-t-il dans leur présence sur le plateau ? Aujourd’hui, cela nous importe peu et nous nous sommes juste posé une question essentielle : qu’est-ce que nous voulons créer ensemble, qu’est-ce qui nous fascine ?


Quand vous travaillez ensemble, l’un s’intéresse-t-il plus à l’interprétation et l’autre plus à la présence physique ou est-ce que les choses se mélangent ?


F. R. et A. vD. : Les choses se mélangent.


Comment travaillez-vous ? Y a-t-il un texte et une chorégraphie avant le début des répétitions ou cela se construit-il par improvisations ?


F. R. : Les deux. Au début, j’ai écrit un texte préalable et Anouk a préparé des moments de chorégraphie.


A. vD. : Que j’ai imaginés à partir du texte de Falk.


F. R. : Ensuite, nous improvisons très longuement, pendant des heures, avec les acteurs, et les danseurs et Anouk filme ce travail. Nous visionnons les bandes filmées et nous gardons un certain nombre de séquences à partir desquelles nous retravaillons, moi l’écriture et Anouk la danse.


Le titre de votre spectacle est à double entrée. Trust signifie croire, avoir confiance mais c’est aussi un terme économique capitaliste ?


F. R. : Cette polysémie nous a intéressés, nous jouons avec pendant toute la durée du spectacle. La confiance, c’est celle que l’on a dans un autre être humain et aussi celle que l’on a dans la valeur argent. Quand nous avons créé le spectacle, nous étions en pleine crise financière et la confiance dans les organisations économiques ou étatiques étaient en train de disparaître. Alors, nous nous sommes posé la question : comment une société sans confiance peut-elle continuer à se développer ? Cette question était aussi valable dans le domaine de la vie privée des individus, car si le manque de confiance existe dans les rapports humains, et en particulier dans les rapports amoureux, les rapports de couple, comment la société s’organise- t-elle ? Quel est alors le nouveau système de valeur qui va remplacer l’ancien, tant dans le domaine économique que dans le domaine relationnel ? On a une sensation d’insécurité, d’incertitude constantes à tous les niveaux.


Mais le système capitaliste a toujours connu des crises dont la plus célèbre est celle de 1929. Celle d’aujourd’hui vous paraît-elle différente?


F. R. : Ce qu’il y a de particulier pour notre génération, c’est l’accumulation des crises en peu de temps. Nous avons connu la crise du 11 septembre 2001, puis celle de 2008. Il y a comme un état d’urgence et nous nous sommes intéressés à ce que cette crise quasi-permanente, cet état d’urgence et de peur représentait pour les hommes, surtout à travers leurs corps.


A. vD. : Il y a tellement de choses possibles aujourd’hui, on a accès à tellement de médias que cela change notre regard sur la crise par rapport au regard qu’avaient les gens en 1929. Les classes moyennes existaient moins qu’aujourd’hui. Il y avait les très riches et les très pauvres. Notre génération doit faire des choix et elle n’est pas dans un état de sécurité suffisant pour les faire.


F. R. : Nous montrons aussi un état de fatigue considérable dû à un excès de travail, d’activités. D’autant qu’avec la crise, les gens ont peur d’être obligés de travailler encore davantage pour ne pas être les perdants. C’est comme si tout le monde était tellement fatigué qu’il n’était plus possible de réfléchir à ce que pourrait être une autre société. Au moment où la crise est arrivée, les corps étaient déjà trop fatigués pour imaginer une utopie capable de changer le système économique.


Vous faites un parallèle entre la confiance en l’argent et la confiance amoureuse. Mais l’argent, aujourd’hui, est très virtuel et c’est parfois aussi le cas des relations amoureuses ?


F. R. : C’est exactement de cela qu’on parle dans la pièce. La virtualité est un élément essentiel de notre réflexion.


Dans un texte que vous avez écrit, vous dites : « Au cours des dernières années, on a beaucoup individualisé les gens et on a beaucoup célébré l’idéal de liberté. » Est-ce pour vous l’une des raisons de la crise que nous connaissons dans les relations humaines ?


F. R. : Dans la pièce, nous nous posons la question d’une nouvelle forme de solidarité possible entre les hommes, à un moment où nous n’arrivons plus à avoir de colère face à la situation, où nous ne savons plus vers qui diriger cette colère tant nous avons le sentiment d’être isolés. L’individualisme, le narcissisme, l’égoïsme, sont très développés dans les activités professionnelles et cela pose des questions ; d’autant que les relations amicales sont souvent, à l’origine, des relations de travail. Comment alors échapper au développement de stratégies dans ces relations ? Il y a un combat, une sorte de guerre civile dans le monde du travail et plus généralement dans le monde des relations humaines. Quelle place reste-t-il pour les sentiments de solidarité ? Le point extrême, c’est Facebook, où il faut sans cesse faire de la publicité sur soi-même et se présenter de la façon la plus intéressante possible pour avoir des amis virtuels !


Qu’est-ce que l’idéal de liberté aujourd’hui ?


F. R. : C’est un idéal qui a été détourné car maintenant, il s’agit de la liberté de développer un style individuel, la liberté de choisir quel produit acheter. Notre liberté aujourd’hui est toujours liée à l’argent, à des relations de marchandises – car aujourd’hui, je montre ma liberté en montrant ma voiture et mes vêtements de marque. Tout est commercialisé !


A. vD. : La peur de perdre votre voiture et vos vêtements de marque a aussi des conséquences dans votre rapport aux autres. J’ai le sentiment que maintenant, les gens votent pour garder ce qu’ils ont et non plus pour tenter de créer un avenir commun et meilleur.


Est-ce pour cela que vos personnages répètent sans cesse : « Il faut laisser les choses comme elles sont » ?


F. R. : Au début du spectacle, les personnages n’arrivent pas à trouver le repos et cherchent désespérément des relations qui tournent très vite au cauchemar bien qu’ils désirent cet échange. Mais tout est trop compliqué pour eux, alors la tentation est grande de dire : « Laissons les choses comme elles sont. » Quand, dans la deuxième partie du spectacle, on aborde les problèmes plus globalement, au niveau de la société, quelqu’un explique ce qu’il faudrait faire pour changer le système mais sans la certitude que cela l’améliorerait. Lorsque l’on dit : « Laissons les choses comme elles sont », ce n’est pas un conseil, ce n’est pas un message, c’est un avertissement sur ce qui pourrait arriver si nous désespérons. Peut-être notre salut réside-t-il dans la colère qui naît en nous du sentiment que rien ne bouge.


A. vD. : Mais cette colère n’ira peut-être pas dans le bon sens non plus. Alors, laissons les choses comme elles sont !


F. R. : Nous ne sommes cependant pas totalement pessimistes puisque, à la fin, tous les personnages arrivent à former un groupe.


Pensez-vous que les rapports humains passent aujourd’hui plus par les corps que par les mots ?


A. vD. : Certainement. On observe parfois des rapports de corps très agressifs qui ne sont peut-être que le désir de la rencontre avec l’autre. La recherche de quelque chose de sensible peut aussi créer une tension entre les gens car cela devient très effrayant. Quand nous le montrons dans la pièce, c’est difficile pour le public de voir ça.


Anouk van Dijk, vous avez inventé une méthode de travail très particulière ?


A. vD. : Oui en effet. Je travaille sur la nécessité pour chaque mouvement d’être accompagné d’un mouvement inverse. Si la jambe va dans un sens, le bras doit aller dans un autre sens au même moment. Cela crée une physicalité très particulière, toujours au bord du déséquilibre. Comme nous travaillons à deux, ce sont les corps des danseurs et des acteurs qui sont dans ce déséquilibre.


Falk Richter, vous allez travailler aussi au Festival d’Avignon comme auteur et co-metteur en scène d’un spectacle réalisé avec Stanislas Nordey...


F. R. : Oui, j’écris une nouvelle pièce qui utilisera une partie de mon journal intime, que j’appelle mon autofiction. L’idée est de mettre sur scène le journal intime d’un auteur. Dans la pièce, on sera dans la tête, dans le cerveau d’un auteur. Il y aura aussi des fragments d’autres textes, comme des premiers jets d’écriture d’autres pièces. Mais pour l’instant, l’écriture n’est pas terminée. J’écris pour la première fois sur mes parents, mon enfance, l’Allemagne, je joue avec la forme du journal intime, l’autofiction. Autofiction signifie que tous les souvenirs, chaque chapitre du journal intime écrit par un auteur est toujours une fiction. La pièce est donc à la fois un texte pour le théâtre, une fiction, un morceau de journal intime, un essai, une note de travail. Je travaille avec trois acteurs qui joueront trois écrivains, deux frères et une soeur, Anne Tismer, Laurent Sauvage et Stanislas Nordey qui sera co-metteur en scène avec moi.


Propos recueillis par Jean-François Perrier

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