theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Tristesse et joie dans la vie des girafes »

Tristesse et joie dans la vie des girafes

+ d'infos sur le texte de Tiago Rodrigues traduit par Thomas Quillardet
mise en scène Thomas Quillardet

: Entretien avec Thomas Quillardet

Propos recueillis par Marion Canelas

Quel parti avez-vous pris dans Tristesse et joie dans la vie des girafes pour représenter tout un monde autour d’une enfant ?


Thomas Quillardet : Très vite, dans le travail, nous avons constaté que le personnage de Girafe est en bascule permanente entre des choses trop grandes et trop petites pour elle. Elle est parfois trop grande pour son âge, c’est‑à‑dire en position inquiétante ou enthousiasmante, en tout cas étonnante pour les autres ; et de temps en temps, notamment dans la deuxième partie, celle de sa fugue, elle est dans un monde trop grand pour elle. Elle essaie donc de trouver sa place, c’est‑à‑dire sa juste taille – qu’elle trouve à la fin. La question de l’échelle est donc au centre du spectacle, du point de vue de la scénographie mais aussi de l’acteur. Nous avons créé un décor qui passe d’un état très petit à un état très grand, notamment par la maquette mais aussi par les ombres, qui permettent un agrandissement jusqu’à l’immensité. ÁLe rapport de taille est essentiel dans l’enfance. On se sent toujours un peu trop petit quand on est enfant, on a le plus souvent la tête tournée vers le haut. D’ailleurs, quand on revient dans les lieux de son enfance, on a toujours une surprise : tout paraît beaucoup plus petit à nos yeux d’adultes.


En même temps, les enfants n’ont-ils pas la sensation d’être plus grands, d’occuper une place plus importante qu’en réalité ?


C’est vrai. Chez Girafe, cela se voit dans le langage : elle emprunte des mots d’adulte, elle grandit un peu trop vite, elle a un côté singe savant, elle est déjà presque trop habile, même si elle fait des erreurs de temps en temps. Elle est dans un entre‑deux, et c’est ce qui est intéressant dans ce personnage. Elle va faire le deuil de sa maman en quelques scènes, elle va jeter son ours en peluche à la fin, elle va devenir adulte, mais sereinement. Au début de la pièce, elle a l’idée d’être adulte et, au fil de son parcours, elle le devient – en tout cas, sa part de maturité est beaucoup plus grande. Le texte de Tiago Rodrigues met le doigt sur la compréhension de l’enfant – ce n’est pas tout à fait un texte pour enfant, certains mots sont très ardus, les enjeux traités sont sociopolitiques, on se dit que les enfants ne comprennent pas, et en fait les enfants comprennent très bien. Cette pièce est un révélateur de la maturité que tous les enfants ont en eux très, très tôt et que les parents ne veulent pas forcément voir. Ils la voient souvent très, très tard – parfois même passés cinquante ans !


Quel rapport les acteurs doivent-ils instaurer avec ce texte ?


Je dirais la malice, ou mieux : l’espièglerie. Lorsqu’on est espiègle, on est faussement sérieux et on crée donc une légère distance que je trouve très importante. On raconte l’histoire, on construit un personnage mais on n’est pas dupe. Cette espièglerie m’intéresse. Affirmer pleinement « Je suis une girafe » ou « Je suis un ours en peluche » mais signifier en même temps « je sais que ce n’est pas vrai, et je sais que vous le savez aussi » instaure une complicité qui est essentielle. Cette malice n’empêche pas d’être dans le concret de l’adulte, sans enfantillage ni infantilisation. Ce spectacle est pleinement ancré dans le réel. Le va-et-vient est très actif ici : le va-et-vient entre le monde de l’enfance et le monde des adultes ; entre réalisme et conte, aussi. L’actrice qui joue Girafe prend des codes de l’enfant, bien sûr. Des signes sont donnés aux spectateurs ; le texte le dit de toute façon. Il ne s’agit pas de l’occulter mais de le jouer de façon maligne. D’ailleurs, le seul fait de formuler « je suis une petite fille » suffit peut-être, comme une convention admise par tous dès lors qu’on l’énonce.


Vous avez traduit ce texte. Comment en êtes-vous venu à le mettre en scène ?


La traduction de ce texte est née d’une commande de France Culture pour une fiction radiophonique. Il y a quelques années, la chaîne cherchait des pièces portugaises et j’avais livré une fiche dithyrambique sur Tristesse et joie dans la vie d’une girafe. Visiblement, ce n’était pas le cas des autres lecteurs parce que le texte n’avait pas été sélectionné. Quelques années plus tard, une réalisatrice s’est souvenue de ma fiche de lecture et m’a commandé une traduction. Je me suis donc exécuté, j’ai fait la traduction et – c’est vrai que c’est toujours comme ça – il y a une espèce d’appropriation, de tendresse qui se dégage envers un texte quand on le traduit et qu’on en voit toutes les subtilités. Mais j’avais l’idée qu’il ne fallait pas que je monte ce texte, que j’allais le traduire, qu’il allait circuler et qu’un jour il trouverait un metteur en scène pour le créer.


Or, parallèlement, le festival Terres de paroles m’en demande une lecture. J’accepte cette mise en voix – j’étais encore dans la petite coquetterie de ne rester que traducteur pour cette pièce – et là, par hasard, dans la salle, il y a un équilibre parfait entre enfants, adultes et adolescents. Je me dis : « on va voir mais j’ai l’impression que le texte est un peu ardu pour des enfants... » Et la rencontre a été absolument magique : des adultes touchés par ce parcours d’une enfant qui pose un regard lucide sur le monde, qui se demande pourquoi il marche à l’envers ; et des enfants saisis de voir une petite fille qui tue son ours et qui en même temps fait le deuil de sa maman. Il y avait un mélange des perceptions des enfants vis-à-vis de leurs parents, des parents vis-à-vis de leurs enfants, et même entre des gens qui ne se connaissaient pas. Ce moment a été magique, foudroyant ; tendre, en fait. Et je me suis dit : « D’accord. Si je dois monter ce texte, c’est vraiment pour un public mélangé enfants‑parents, pour qu’il y ait cette magie. » Ce texte est unique parce qu’il n’est pas infantilisant.
Je pense que Tiago Rodrigues ne l’a pas écrit pour des enfants, ce qui les touche d’autant plus et à un tout autre endroit : sur la crête de la compréhension, de la tendresse, c’est-à-dire de la sensibilité. On parle rarement du monde de cette façon aux enfants de dix, onze ans.


N’est-ce pas valable inversement pour les adultes ?


Nous n’avons jamais le point de vue d’une enfant sur ces questions. Nous parlons de ce qui nous inquiète, de nos déceptions, d’untel élu à tel endroit, nous avons peur pour la génération future – j’entends beaucoup cette formule – mais, les générations futures, on ne les entend jamais ! Cette fois, emmené par une petite fille, on est prêt à aller plus loin dans l’observation, à montrer plus de compassion, d’envie ; parce qu’on a envie qu’elle aille bien, cette petite Girafe, on a envie de la porter, de la prendre par la main pour lui indiquer des chemins possibles. C’est dû au superbe procédé de Tiago Rodrigues : on ne sait pas très bien ce qu’elle cherche au départ. Elle cherche la télévision câblée, c’est tout. C’est au débotté, par un détour que le spectateur est surpris, car que raconte l’auteur, au fond ? Il raconte des aberrations économiques, une politique d’austérité qui a fait du mal au Portugal, les impossibilités du monde capitaliste, cette chose cernée, fermée ; mais il raconte surtout des rapports de tendresse d’un père à sa fille, d’une fille à sa mère qui est décédée... C’est cela qu’il tricote. C’est beau parce que les deux niveaux avancent en parallèle, et le parcours de Girafe est très positif. Il répond au principe même du deuil, à la décision : « Il faut vivre. »
J’ai toujours été fasciné par les gens qui à un moment donné basculent dans la clandestinité pour entrer en lutte. Eh bien, à un niveau tout minuscule, je pense que Girafe entre en résistance. Elle décide d’affronter la vie telle qu’elle se présente : avec ses difficultés, avec ses moments de bonheur. Ca paraît un peu bateau mais on en est quand même là, tout le temps. Qu’est-ce qui fait qu’on continue malgré tout, en faisant ce qu’on peut, à avancer ?
C’est un rapport à la vie qui m’intéresse parce que, oui, on est accablé, oppressé par différentes choses, mais on est quand même encore là, à essayer de créer, à marcher dans la rue, à faire des enfants. C’est bien qu’il y a un désir de vie. On a quand même conscience, à mon avis, que la vie libère des puissances de temps en temps et que, dans les prisons que l’homme s’est faites, elles en valent la peine. Ce spectacle sonde un rapport à la solitude. Qu’est-ce qui fait qu’on n’oublie jamais quelqu’un mais qu’on continue tout de même à avancer avec le souvenir de cette personne ? On est abattu, on se demande comment faire pour exister et puis, à un moment, on reprend goût à quelque chose. Girafe, à des petits niveaux, développe cela – une puissance de vie.


Mieux vaut-il être accompagné par le souvenir d’une personne aimée que par un ours en peluche ?


Oh oui ! Ce n’est vraiment pas porteur, les nounours. Maintenant, avec un peu d’expérience, nous pouvons le dire : les nounours ne servent à rien ! Ils ne permettent aucune projection, n’apportent pas d’aide, ils sont vides. L’ours a l’air de servir à la bataille mais Girafe l’aurait menée sans lui ; alors qu’elle n’aurait pas eu ce niveau de langue ni cette ouverture sans sa mère.

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.