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Tout ira bien

+ d'infos sur le texte de Jérôme Richer
mise en scène Jérôme Richer

: Entretien avec Jérôme Richer

Tout ira bien, qu’est-ce que c’est ?


C’est la volonté d’interroger notre rapport à la communauté à travers une réflexion sur la place des Roms en Europe. C’est l’histoire de ceux du dedans et de ceux du dehors. De nous et les autres. Comment la communauté humaine se fonde-t-elle ? Sur quels principes ? Est-ce sur un projet commun ? Un idéal qu’elle cherche à atteindre ou prendelle appui pour affirmer son existence sur un groupe social qu’elle choisit (délibérément ou non) d’exclure ? C’est une question qui m’a déjà agité à travers un spectacle en 2008, La ville et les ombres, qui s’intéressait à l’évacuation d’un squat à Genève pour mieux se pencher sur notre rapport au vivre ensemble. Au cours des recherches préalables à l’écriture du texte, j’avais pu constater que cette évacuation mettait en branle tout un processus de stigmatisation des squatteurs, les rendant responsables de tous les maux de nos villes (manque de logements, pollution sonore et visuelle, chômage endémique…). Sans oublier les comparaisons qui les assimilaient, selon un discours connu, à des parasites (cafards et autres joyeusetés). Ce type de discours excluant est de plus en plus récurrent. Il s’agit de jouer sur la peur de l’autre. De celui qui est différent. C’est, selon moi, le reflet de notre incapacité à penser de nouvelles utopies humanistes et généreuses.


Pourquoi s’intéresser spécifiquement aux Roms ?


Parce que la question Rom, comme on dit la question Juive, est depuis plusieurs années omniprésente dans l’espace public et en tant qu’artiste, je ne peux pas y rester insensible. Je ne peux pas faire comme si je n’étais pas traversé, questionné, bouleversé même par le monde qui m’entoure. Je suis un composant de la société. J’ai souvent le sentiment d’en vivre les contradictions dans ma chair. Disons que la raison principale, la raison intime, celle qui m’a conforté dans mon envie de m’intéresser aux Roms, ça a été de m’apercevoir que, depuis mon enfance, mon imaginaire s’est formé avec certains à priori, poncifs liés aux Roms. Que finalement l’histoire des Roms, c’est aussi la mienne. Par exemple, enfant, ma mère me disait pour m’inciter à ranger ma chambre : Ici, nous ne sommes pas chez les bohémiens. D’un de mes oncles qui vivait de récupérations et autres petits larcins, on disait de lui qu’il était un gitan. J’ai donc grandi avec un imaginaire où les Roms occupaient la place du grand méchant loup et je voudrais pouvoir creuser ça : cet inconscient collectif qui sculpte nos vies, nos pensées sans que nous nous en apercevions.


C’est un sujet délicat. Comment as-tu pensé la structure de ton texte ?


Il était impératif pour moi de trouver une structure claire qui puisse toutefois permettre à une pensée complexe de se développer. J’ai opté pour un texte en trois parties. Dans l’absolu, chaque partie pourrait être jouée indépendamment. Mais l’idée est évidemment que chaque partie prenne tout son sens dans la confrontation avec les autres, dans un processus dialectique. On part d’un individu pour finir par englober une société tout entière sur près de 50 ans.


Concrètement peux-tu nous décrire les trois parties et ce qui s’y déroule ?


La première partie intitulée Debout, c’est toujours mieux qu’assis s’inspire des procédés du stand-up. Un homme seul, comme vous ou moi, est face au public et raconte un certain nombre d’anecdotes, d’évènements liés à sa vie où les Roms ont une place. C’est une partie que j’espère assez drôle, même si en l’écrivant je me suis aperçu que je m’éloignais de plus en plus de l’humour pour atteindre des sphères intimes. J’ai écrit cette partie pour un comédien, Frédéric Mudry, avec qui j’ai déjà travaillé suite à une remarque d’Andrès Garcia qui, en le voyant sur scène dans un de mes spectacles, m’a dit: C’est du stand-up intelligent. Ça m’a complètement libéré.


Comment ça ?


Personnellement j’aime beaucoup le mélange des genres dans l’écriture ou sur scène et la remarque anodine d’Andrès m’a permis d’accepter de me confronter à un genre que j’avais peur d’aborder. Le milieu du théâtre reste un milieu assez cloisonné et j’ai moimême intégré ce cloisonnement qui m’empêchait de me dire qu’un jour, je pourrais me frotter dans l’écriture à quelque chose d’éloigné de ce qui serait ma famille théâtrale. Le stand-up est cantonné aux salles de théâtre privé ou au café-théâtre. On n’en voit jamais dans une salle de théâtre public[1]. Pourtant je pense que, dans chaque genre, il y a une manière de s’approcher d’une certaine forme de vérité, de sincérité absolue susceptible de toucher le public. Se pose évidemment la question de comment être drôle tout en évitant la facilité. Comment pousser au maximum sa recherche dans l’écriture ? Certains “héros” du stand-up à la française, comme Djamel Debbouze, entrent en scène et le public est déjà en train de rire. Ce n’est évidemment pas ce que je cherche. Je m’intéresse au texte. A la force du texte. A ses échos. Sa construction. Ecrire quelque chose qui pourrait paraître totalement improvisé, mais qui, au fond, est extrêmement pensé. C’est le pari que je tente avec cette première partie. En plus, j’y mêle un autre de mes amours pour la culture populaire avec l’immixtion dans le texte d’une thématique liée aux zombies en comparant les Roms en provenance d’Europe de l’est et des Balkans à des zombies qui envahissent notre paradis de l’ouest. En dehors de l’aspect très second degré et potache de ma comparaison, je me suis appuyé sur un livre écrit sur les habitants de township en Afrique du Sud : Zombies et frontières à l’ère néolibérale de Jean et John Comaroff.


Revenons à ton texte, de quoi sont faites les deuxième et troisième parties?


La deuxième partie est inspirée d’un événement qui s’est déroulé en Valais, à Colombey- Muraz, au cours de l’été 2012. Un groupe de gitans, venu essentiellement de France, se sont installés, à priori, sans véritable autorisation, dans un champ pour célébrer le mariage de deux mineurs. Très vite, la presse s’est emparée de l’affaire sans oublier les réseaux sociaux qui se sont constitués en groupe pour ou contre les Manouches. Des questions très fortes liées à la terre, à la possession de la terre ont été soulevées. Il y a eu un véritable climat de tension autour de ce mariage avec le recours aux habituels poncifs négatifs sur les gitans. Sans compter que dans cette histoire, les gitans sont loin d’être des victimes innocentes. Puisqu’ils ont joué la carte du nombre pour imposer leur présence sur le champ du paysan. Ce mariage, et tout ce qui l’entoure de près ou de loin, est représentatif, selon moi, de notre rapport aux Roms actuellement en Europe. C’est la partie qui la plus ancrée dans le genre du théâtre documentaire, ou plutôt documenté comme je préfère le dire. J’ai procédé à un important travail de recherche en amont. Essentiellement dans les journaux, mais aussi sur les blogs et les forums. Ce matériau a été transformé pour qu’il devienne un texte théâtral. J’ai procédé à base de cut-up, de montage et j’utilise aussi des techniques d’écriture proche du théâtre d’agit-prop qui se retrouveront dans la mise en scène.


Pour La ville et les ombres en 2008, toute la première scène était un travail de mise en forme du forum internet du journal La Tribune de Genève pour créer une scène dialoguée à partir des différentes entrées des internautes. Ici, j’ai retranscrit une partie de ce que j’ai recueilli dans une scène entre trois vieilles qui discutent de tout et de rien devant un cimetière.


Dans cette deuxième partie, à l’exception de quelques scènes, il n’y a pas véritablement de personnages clairement identifiables. Ce sont plus les comédiens avec leurs personnalités qui font face aux spectateurs et prennent la parole pour essayer de proposer un regard de biais sur cet événement, pour le repenser en dehors des catégories habituelles de lecture. Un des enjeux majeurs consiste à montrer une pensée complexe qui se construit devant les spectateurs, mais de manière ludique. Pour regarder le monde différemment, il ne faut pas se laisser piéger par les grilles de lecture toutes faites qui nous sont proposées continuellement par les experts et les spécialistes. L’art permet le décentrement du regard. C’est même une de ses fonctions majeures. Je suis personnellement atterré de voir à quel point nous sommes de plus en plus incapables de développer le moindre sens critique. L’art doit s’élever contre l’appauvrissement de la pensée et faire confiance à la capacité de chacun de pouvoir se réapproprier sa vie.


Les deux premières parties sont donc très frontales dans leur transcription scénique. Le public, ou plutôt les « spect-acteurs » seront, je l’espère, des partenaires de jeu. La deuxième partie laisse dans sa conception un nombre important de questions ouvertes auxquelles le public aura, s’il le souhaite évidemment, la possibilité de répondre pendant et surtout après le temps de la représentation.


Pour ce qui est de la troisième partie, je me suis intéressé à la communauté Jenische suisse basée pour l’essentiel en Suisse alémanique. Les Jenisches ne sont pas à proprement parler des Roms, même s’ils y sont le plus souvent associés. Leurs origines sont européennes contrairement aux Roms qui viendraient d’Inde.


Entre 1926 et 1973, l’opération Les Enfants de la grand-route a été menée à l’initiative de Pro Juventute. Les enfants Jenisches étaient enlevés de leurs familles pour être placés dans des familles non Jenisches ou des établissements d’accueil. Il s’agissait d’éradiquer le mode de vie nomade et les éduquer au travail.


Mon souhait était de m’intéresser à cette histoire sous l’angle humain. Qu’est-ce que c’est pour un individu d’être considéré comme différent, inadapté à la société ? Quelles sont les conséquences pour la vie ? Donc plus que stigmatiser ou agiter une certaine culpabilité de la Suisse et plus spécifiquement de Pro Juventute, je tiens à me placer du côté de l’expérience intime, du ressenti propre à chaque individu. Se souvenir, se rappeler que l’autre, c’est aussi nous-mêmes, ce sont parmi les clés pour ne pas reproduire certaines erreurs du passé. Au niveau formel, le texte est construit comme un oratorio avec une écriture très musicale. Le texte entremêle cinq témoignages de jenisches avec des écrits des autorités, en particulier plusieurs citations d’Alfred Siegfried, le principal responsable du programme Les Enfants de la grand-route.


C’est un texte pour célébrer la souffrance vécue par les Jenisches ?


Surtout pas. Ce serait contreproductif de les enfermer dans un statut de victime. Ça ne nous permettrait pas de nous approprier ce drame qu’a été Les Enfants de la grand-route. D’en faire une véritable composante de notre patrimoine. Pour les cinq témoignages, j’ai travaillé sur une langue heurtée, bancale qui dit les vies brisées. Toutefois j’ai fait le choix de ne pas reproduire tous les épisodes de maltraitance ou d’abus sexuels propres à chaque témoignage. Par ailleurs, le fait que les témoignages sont fragmentés, entrelacés permets d’éviter de se laisser submerger par une trop grande émotion. Cette troisième partie se veut un objet plein qui s’adresse au sens. Les comédiens seront un des éléments de l’ensemble, mais il y aura aussi la musique, la vidéo qui seront omniprésentes.


C’est un texte pour les Roms ?


Je ne suis pas un militant de la cause Rom. Je suis d’ailleurs en désaccord avec certaines associations qui les défendent. Je trouve souvent leur discours tout autant problématique que celui de ceux qui stigmatisent les Roms. Ce qui m’intéresse, c’est vraiment la question de la communauté. Personnellement je refuse qu’elle se construise contre quelqu’un (groupe social ou simple individu).


Par ailleurs, m’attarder trop sur le couple victime/bourreau me paraît beaucoup trop réducteur et ne sert qu’à agiter une certaine mauvaise conscience typiquement occidentale. Qu’est-ce qu’on fait une fois qu’on a dit que les Roms sont les victimes d’une politique souvent injuste et de préjugés ancestraux ? Visiblement pas grand-chose. La richesse de la scène, du théâtre, est de pouvoir faire entendre un discours par les mots et un autre par le corps des acteurs. Donc de mettre en forme des paradoxes, des contradictions. Quand j’ai fait La ville et les ombres, sur l’évacuation du squat Rhino, certains spectateurs m’ont reproché de ne pas assez défendre les squatteurs alors que ça n’avait jamais été mon intention.


Comment tu souhaites intégrer la vidéo à ton spectacle ?


La collaboration avec Nicolas Wagnières, le vidéaste, se veut une véritable confrontation entre deux types de médias pour produire la plus large richesse de signes sur scène. Nicolas Wagnières est un réalisateur très exigeant. Lors de mon précédent spectacle, il a continué à travailler sa partition vidéo bien après la première du spectacle. Pour Tout ira bien, tout reste encore très ouvert. Il a cette contrainte de produire de la vidéo pour la troisième partie. Il a une carte blanche entre la première et la deuxième partie. Pour le reste, nous verrons bien ce qu’il amènera.


Il n’y aura pas de décor ?


Disons que j’ai choisi d’être dans une dynamique propre aux Roms d’Europe de l’Est et des Balkans qui viennent à l’ouest et font de la récupération. Alors je reprends des éléments de décors de certains de mes précédents spectacles ainsi que d’autres du metteur en scène Eric Salama avec lequel je partage depuis plusieurs années un local de répétitions. La pièce reposera essentiellement sur les acteurs. Sur la qualité de leurs présences en scène. Sur la complicité qu’ils réussiront, je l’espère, à construire ensemble. La vidéo pourra éventuellement créer un espace modulable sur scène. Mais ça ne sera pas sa fonction principale. Comme metteur en scène, je suis plus un guide, un accompagnateur. Ma réflexion se construit dans l’échange. L’essentiel du travail doit s’articuler sur la sincérité, la porosité entre le comédien et personnage qu’il interprète sur scène. J’ai la chance de travailler avec des comédiens que j’ai déjà dirigé sur d’autres spectacles à l’exception de Vincent Bonillo. Mon souhait est que nous réussissions à grandir ensemble sur ce nouveau projet.


Et pour ce qui est de la musique ?


Notre envie avec Andrès Garcia est de travailler sur certains codes liés à la musique des films d’horreur. En particulier ceux de John Carpenter[2]. Je l’ai dit, il y a un certain nombre de signes liés à la culture populaire que je trouve particulièrement porteur de sens. Par ailleurs, ces signes ont l’avantage, par rapport à un sujet comme celui que j’ai décidé de traiter, de mettre une distance. Cette distance me semble importante à tenir, car, paradoxalement, elle m’apparaît comme la meilleure porte d’entrée pour ne pas effrayer certains spectateurs adeptes d’un théâtre de pur divertissement. Et heureusement, je suis convaincu que la réflexion n’empêche pas l’humour. Dans les deux premières parties, ce sera pour l’essentiel de la musique préenregistrée et une composition originale pour la troisième.


Pourquoi ce texte au fond ?


Il y a la question de la langue, de l’usage des mots. La récurrence d’un certain type de vocabulaire dans les médias finit par avoir une répercussion importante sur nos pensées. Ma responsabilité en tant qu’artiste est avec les moyens de mon art de démonter ce prêtà- penser. L’art rapproche. Il nous fait nous sentir moins seuls. Moins effrayés. Plus conscients de ce qui nous entoure. L’écriture, disons le théâtre, est vraiment pour moi un moyen de m’insérer dans l’humanité.


Tout ira bien vraiment ?


Le titre de la pièce est tiré des paroles d’une chanson de Noir désir, Le vent nous portera. Mais en dehors de ça, oui, c’est l’espoir qui porte le texte, l’espoir de briser la distance qui nous sépare les uns des autres, de renouer avec une communauté solidaire, ouverte aux autres et à la différence. C’est l’espoir que soit réduite la peur qui nous éloigne, la peur qui nous rend petits, aigris et mesquins. L’acte d’écriture est un acte de foi. Même s’il y a très longtemps que je ne crois plus que l’art soit capable de changer le monde, il lui reste la possibilité de changer nos vies. Et si je commence par changer à travers mon travail, c’est déjà bien.

Notes

[1] Sauf cette saison au Théâtre du Grütli avec la reprise du spectacle de Frédéric Recrosio.

[2] Plus spécifiquement sur celle d’Halloween de 1978.

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