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Tournant autour de Galilée


: Note d’intention de Jean-François Peyret

Certains, et même des amis, remarquant que mon théâtre flirte depuis quelques années avec la science, me demandent parfois pourquoi, au lieu de tourner autour du pot, je ne monte pas la pièce qui par excellence traite du sujet, La Vie de Galilée de Brecht, chefd’oeuvre incontournable et qui brille dans le firmament du répertoire théâtral (image), un peu solitairement, tant il est vrai que le théâtre européen a comme évité, ignoré la science (et ses conséquences, la technoscience) à laquelle n’échappent ni nos vies privées ni notre vie publique. Brecht appelait ça l’âge ou l’ère scientifique.


Alors, pourquoi je ne monte pas…, etc ? D’abord, je ne monte jamais de pièces (j’ai même oublié pourquoi) ; ensuite j’en serais probablement incapable ; enfin un reste d’esprit brechtien entretient chez moi une vague méfiance quant à l’usage des classiques. Du coup, je me demande ce que Brecht lui-même pourrait faire aujourd’hui de sa pièce qui a sombré dans le classicisme : plus de soixante ans après Hiroshima (la catastrophe de la science), une dizaine d’années après Dolly, et en pleine révolution biologique, il ne la laisserait probablement pas intacte. Puisque pour lui penser est un des plaisirs de l’humanité, Brecht se ferait un malin plaisir d’essayer avec sa pièce de penser quelque chose à nouveaux frais. Pour le dire avec ses mots, il la prendrait comme « valeur de matériau », comme il fit avec pas mal de pièces du répertoire classique.


Nous ne monterons pas La Vie de Galilée et nous ne saurons jamais ce que Brecht en aurait fait. A la place nous tenterons plutôt ce que Heiner Müller appellerait un commentaire, voire une anatomie de la pièce nous autorisant ainsi quelques variations sur des thèmes de La Vie de Galilée. Matériau, oui, et matière à réflexion, terrain de jeu aussi.


Sur quoi jouer ou avec quoi. Une entrée de jeu : le jeu curieux que Brecht joue avec le mythe de Galilée. Car il s’agit bien d’un mythe, tout le monde connaît un peu l’histoire, tout le monde sait que Galilée s’est rétracté, nul n’ignore les démêlés du savant avec l’Église, chacun en connaît les enjeux : la raison contre la foi, le savoir contre le pouvoir, les Lumières contre les Ténèbres… Bref, se joue là quelque chose comme la scène primitive de la science moderne. Eh bien, Brecht ne cherche pas à réécrire le mythe, mais à le déjouer pour en donner une nouvelle version, à le détruire pour tenir un autre discours : Galilée ne serait plus une victime mais un coupable, non plus le héros rusé qui recule pour mieux faire avancer la science, même si c’est sous le manteau… Nouveau logos contre vieux muthos, dirait le Pédant : penser quelque chose à propos de l’affaire Galilée dont nous ne pouvons pas faire comme si nous ne l’avions pas entendu : l’auteur du Dialogue sur les deux systèmes du monde est coupable d’avoir coupé définitivement la science du peuple pour la livrer aux puissants et aux intérêts qu’ils défendent. La rétractation n’est ni une tragédie ni une ruse de la raison dans l’histoire, c’est une erreur politique, une faute sociale. La thèse, puisque en somme thèse il y a, est souvent oubliée au théâtre, elle est mise sur le compte du personnage, si j’ose dire, c’est un trait psychologique du vieillard désabusé qui en remet une louche : après l’abjuration, l’auto-accusation masochiste, peu prise au sérieux par le jeune Andrea, la science montante, la science moderne. Occultée par le théâtre, elle est aussi raillée, comme trop massive, trop caricaturale, trop sommairement marxiste, osons le mot, par les spécialistes. Elle a pourtant le mérite de tâcher de donner représentation à ce qui est pour nous désormais une évidence : la science n’est pas seulement radieuse, elle est aussi dangereuse ; elle n’est pas seulement synonyme d’émancipation, de libération, de progrès. On sait qu’elle ne se contente pas de « soulager les peines de l’humanité » mais qu’à chaque cri de joie du savant devant sa découverte peut « répondre un cri d’horreur universel », comme le dit le Galilée de Brecht.


Il faudra donc aller voir derrière ce mythe, de quelque manière qu’on le raconte, voir ce qui le motive, voir ce qui est peut-être le motif principal de la pièce, ce qui véritablement met en mouvement Galilée, et qu’il faudrait appeler la science-passion, comme on parle de l’amour-passion ; c’est ce qu’il y a de plus beau et de plus fort dans la pièce, ce qui donne le plus envie de jouer avec. Increvable et énigmatique passion, car, après tout, comment nous est né ce désir de lire le grand livre de la Nature, écrit en langage mathématique, comme on sait, au lieu de se contenter de contempler le paysage ? Et ce désir de connaître est-il aussi pur et désintéressé que les fondamentalistes de la science (on parle bien de recherche fondamentale, non ?) veulent nous le faire croire ? De même que l’amour-passion n’est pas seulement le désir de l’autre mais celui de sa possession voire de sa destruction, on sait que le désir de connaître cache mal le désir de devenir comme « maîtres et possesseurs de la nature » (Descartes), possesseurs, voire destructeurs. Le pur désir est désir de mort, disait l’Autre. Un jeu : qu’est-ce que la recherche de la vérité ? Et qui se cache sous le masque de l’homme de vérité ?


Questions que l’on pourra retourner aux deux représentants de cette science-passion, embarqués dans l’affaire : Françoise Balibar, physicienne et spécialiste de Galilée et Alain Prochiantz, neurobiologiste et professeur au Collège de France, qui ont tous deux accepté de se prêter à notre jeu.


On ne saurait donc réduire l’affaire Galilée à l’affrontement du bien et du mal, au duel de l’homme de vérité et de l’homme du dogme, du savant et du politique. C’est pourquoi nous imaginons de faire entrer en scène un troisième homme, qui n’est pas prévu dans la distribution, dont nous ne pensons pas qu’il incarne la position juste, mais qui vient troubler le jeu. C’est en somme à la fois l’anti-Galilée et l’anti-théologien, un pur produit aussi de notre tradition occidentale qui a su allumer contre cette science-passion et contre le fanatisme religieux les contre-feux d’une sagesse méfiante à l’égard de ce que Montaigne (le revoilà !) appelait la suffisance de notre raison. Cette figure, nommons-la épicurienne, prendra corps dans ce spectacle, le corps d’Olivier Perrier, accompagné de Bibi la truie, Épicure oblige. Un dernier détour par la scène pour ce comédien à la retraite, comme il le dit lui-même, désormais distillateur de whisky dans l’Allier (Hedgehog, straight whisky bourbonnais).


Ainsi dans l’état actuel de la réflexion, le « personnage » de Galilée sera l’absent de notre scène (en fait celle de Nicky Rieti), il sera partout et nulle part. S’il n’est pas présent, il sera représenté par sa fille Virginia, pas celle de Brecht, la vraie Virginia, soeur Marie-Céleste, dont la destinée ne laisse de m’émouvoir. Le théâtre est un lieu pour d’étranges rencontres. « Clôturée » à 13 ans chez les clarisses, elle y connaît la vie rude du couvent, la faim, le froid, l’ennui ; son plus grand rêve, c’est d’avoir une chambre à elle pour connaître un peu de paix, peut-être pour pouvoir écrire à loisir ces fameuses lettres à son père à qui elle voue un amour qui ne peut que bouleverser tout un chacun ou tout homme qui sait ce qu’avoir une fille veut dire. Portrait du savant par sa fille, même. On nous permettra de faire encore entendre sa voix, grâce à Jeanne Balibar qui, après tout, est elle aussi une des filles de Galilée, comme l’atteste l’implication de sa maman dans l’aventure. Et pour tâcher de « donner à voir » cette « clôture des filles », nous oserons une petite opération métaphorique, en invitant des danseuses (la métaphore gît dans la discipline de l’âme et du corps) à aller chercher la clarisse en elles : nous prolongerons ainsi l’invitation de Mathilde Monnier à participer au programme des hors-séries (La Clôture des filles, création au Centre Chorégraphique de Montpellier, le 18 décembre 2007). Reste que cette métaphore ne préjuge pas que les danseuses soient les nonnes d’aujourd’hui… Juste une image ; souhaitons qu’elle soit juste.

Jean-François Peyret

06 juin 2007

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