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Topdog / Underdog

mise en scène Philip Boulay

: Présentation

Philip Boulay et Albertine M.Itela, le 12 Juin 2007

1) les USA, Abraham Lincoln et le bonneteau


Dans cette pièce, Suzan-Lori Parks pose un regard résolument caustique et provocateur sur le drame d’un huis-clos familial. Dans l’espace privé d’une chambre miteuse, la dimension intime du lien fraternel est ici encordée à une analyse politique des structures de pouvoirs. Le lien de sang qui unit deux frères devient l’expérience binaire d’une prise de conscience. La rivalité (topdog – dominant, « cadre » / underdog – dominé, laissé pour compte) qui les oppose est la métaphore d’un phénomène de violence : comment une oppression blesse et entame l’estime de soi jusqu’à provoquer une dépréciation identitaire. Violence symbolique, rarement reconnue comme telle. Mais non moins opérante parce qu’ordinaire et diffuse au point de paraître légitime. Mais il serait bien trop simpliste et réducteur de considérer Topdog/Underdog seulement comme l’histoire de deux frères noirs américains obligés de subir la promiscuité d’une piaule minable (cela pourrait se situer dans le Bronx) et à travers cette situation, le résultat d’une discrimination économique et sociale, le constat humiliant d’un héritage familial douloureux. Non, c’est plus que cela.


L’aîné s’appelle Lincoln. Lorsqu’il apparaît pour la première fois dans la pièce, il arrive avec un visage blanc, une fausse barbe, en queue-de-pie et haut de forme. Son travail est d’imiter Abraham Lincoln dans une foire. Pour quelques pièces, les gens peuvent tirer des balles à blanc dans la tête de l’homme déguisé.
Petit rappel : le nom du 16e président des Etats-Unis d’Amérique est associé à la Guerre de Sécession et à l’Abolition de l’esclavage. On le trouve sur les billets de 5 $ et son portrait est sculpté sur le fameux Mont Rushmore. Lincoln (1809-1865) est ce président qui rédige et signe le 13e amendement abolissant l’esclavage. La guerre est longue et coûteuse, beaucoup ne voient pas de raison de se battre pour l’émancipation des Noirs. Détail : il fut la cible d’un tireur mais la balle ne fit que traverser son haut de forme, ratant de quelques centimètres la tête. Au bout du compte, de toute façon, Lincoln meurt assassiné, ce sera le premier Président à l’être, d’autres vont suivre….
Ainsi, que voit-on ? Un personnage, le bien nommé Lincoln se trouvant dans l’obligation, pour survivre, d’interpréter le rôle du très admiré Président Abraham Lincoln et se faire assassiner quotidiennement par des clients venus « s’amuser ». Lequel président, en son temps, critiqua la situation et les conditions de l’esclave, travailleur non libre, juridiquement la propriété d’une autre personne et donc négociable au même titre qu’un objet… .
Insolence de l’histoire, ironie de l’Histoire.


Ce n’est pas tout : l’autre frère, le cadet, se nomme Booth – littéralement, baraque (foraine). Booth/Underdog est financièrement dépendant de Lincoln. Deuxième petit rappel : John Wilkes Booth, acteur célèbre à l’époque, fut le meurtrier du Président Lincoln. Lors d’une représentation au Ford Theater à Washington DC, il s’introduit dans la loge présidentielle pour commettre le meurtre.
Suzan-Lori Parks prend ainsi plaisir à rejouer/ faire rejouer une scène primitive, traumatique et fondatrice de l’histoire nationale américaine. Doit-on considérer le job de Lincoln comme l’épreuve d’une humiliation mortifère ? Les joueurs assassins des fêtes foraines (blancs) obtiennent-ils une satisfaction réelle, organique, ou fantasmée, en lynchant précisément ce symbole d’autorité, incarné ici par un Lincoln noir « camouflé » (il est moins bien payé que son prédécesseur blanc et se fera virer…) ? Et si ce fantasme existait, n’a-t-il pas valeur de réalité ? Qu’est-ce que signifie ce maquillage blanc ? Simple mimétisme ? Qu’est-ce que cela induit ? Booth (le personnage) va-t-il rejouer le meurtre pour de vrai ?


2) Noir ou Blanc ? vous avez le choix !


L’utilisation des noms « Lincoln » et « Booth » fournit les moyens d’une ré-écriture de l’Histoire ironique et parodique. L’auteur crée un espace critique du rire qui questionne l’histoire sociale de l’esclavage aux Etats-Unis. La figure de l’homme noir jouant le « Grand Emancipateur » blanc – figure déjà utilisée dans une autre pièce de Suzan-Lori Parks, The American Play – est une façon de penser l’Histoire comme une galerie d’imageries sociales que chaque individu peut s’approprier selon les circonstances. Ici, les figures de l’émancipateur blanc et de l’assassin blanc deviennent noires ; ces figures deviennent alors des rôles, susceptibles d’être joués par chaque individu dans une logique de destruction ou de libération. Ainsi, on peut comprendre que le mécanisme du texte de Suzan-Lori Parks ne repose pas seulement sur la subversion des codes de l’Histoire.


Derrière le jeu des noms et le renversement Blanc/Noir, Topdog/Underdog interroge la logique chance / vs inéluctabilité. D’un côté, le destin des personnages est inéluctable, prédéfini par leur nom, de l’autre, ils ont le choix – donc la chance - de pouvoir ré-écrire l’histoire selon laquelle Booth tue Lincoln. Finalement, à la fin de la pièce, Booth noir tue Lincoln noir.


Qu’est-ce que Suzan-Lori Parks dit, à travers ce motif ? Quel regard porte-t-elle sur l’histoire de la nation américaine ? En faisant ce choix, elle sort de la logique de victimisation des Noirs et donc d’essentialisation de la race. Elle n’impute pas à d’autres la violence finale qui empêche la réalisation pour chacun des deux frères. Ils ont entretenu dans le huis-clos familial les relations de domination présentes dans la société et l’histoire américaine. Les personnages en présence sont responsables de leur destruction, et dans ce cas, ils peuvent être, à l’inverse, sujets de leur émancipation.


3) Suzan-Lori Parks : un ragtime poétique et politique


Dans la première partie de la pièce, le conflit tourne autour du fait que Booth veut convaincre Lincoln d’abandonner son job et retourner dans l’activité illégale de joueur de bonneteau. Il voudrait que son frère et lui s’associent et deviennent les maîtres de la rue. Lincoln, qui a abandonné le milieu de l’arnaque suite au meurtre de son ami et complice, refuse. Il ne porte plus le même regard sur ce style de vie. Depuis que son ex-femme l’a quitté, il ne veut qu’une seule chose : mener une vie paisible et ordinaire. Travailler, rentrer, manger, boire, se souvenir de son enfance et se reposer avant une nouvelle journée de travail. Booth ne l’entend pas de cette oreille. Il entretient une relation amoureuse avec une jeune femme, Grace, qu’il veut épater. Dans la deuxième partie, la résolution du conflit ébranle les rêves de Booth. Grace le quitte, Lincoln l’arnaque.


A partir de la dualité et de la dichotomie de cette relation, la pièce explore la constitution et l’évolution de ce motif, déjà inscrit dans le titre Topdog/Underdog : vainqueurs/ vaincus, joueurs/ce qui est joué ou ce qui « se joue ». Cela offre et favorise toute une série de variations de sens sur le système mutuel d’oppression et d’asservissement. Théâtre dans le théâtre, mises en abîme, clins d’oeil avec l’Histoire, jeux de mots, l’auteur fait sonner la (les) culture(s) noire(s) américaine(s) et ce qui s’est transmis jusqu’à aujourd’hui du passé de cette Amérique blessée. Découvrir cette pièce provoque un vertige ; entre ballade soul et regard critique sur soi, l’auteur invente une poétique théâtrale rythmique et « percussive » !


Suzan-Lori Parks fait partie de cette nouvelle génération d’auteurs de théâtre aux Etats-Unis. Elle offre une maîtrise rare de la langue et du dialogue. Mais ce qui donne un ton remarquable à cette pièce, qui a reçu le Prix Pulitzer en 2002, c’est un mélange de réalisme et de lyrisme, donnant naissance à une poétique très musicale et rythmique. Elle mixe, brouille les cartes, défie les conventions, casse la langue et heurte le langage. Son style accentue et amplifie des motifs que l’on rencontre dans la vie quotidienne, mais on a le sentiment de les entendre pour la première fois, dans toute leur beauté.


Topdog/Underdog est l’histoire d’un drame social, familial et urbain.

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