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This is how you will disappear

+ d'infos sur le texte de Dennis Cooper traduit par Laurence Viallet
mise en scène Gisèle Vienne

: Une dérangeante articulation des contraires

De la beauté liée à l’ordre et à la perfection, au désordre et à la ruine


Nos goûts esthétiques semblent pouvoir nous mener à des extrêmes opposés, reflétant toute l’ambivalence de notre être. C’est à travers la réflexion autour des beautés dionysiaque et apollinienne que nous nous interrogeons sur ce qui nous anime, de notre instinct primitif, de l’ivresse que peuvent générer nos forces naturelles, de notre rapport charnel au monde, à notre quête du sens et notre faculté à canaliser et mettre en forme les forces naturelles.


L’aspect dérangeant qui peut émaner de ces esthétiques provient, entre autres, des nombreuses déviances qu’elles subissent lorsque du statut de champ esthétique, elles glissent vers des modes de comportement extrêmes au sein de la communauté et connaissent un développement hors du champ artistique, comme, par exemple, lorsque la beauté de l’ordre sert à des fins de propagande politique ou que la beauté de la ruine se transforme en vandalisme réel ou justifie des actes de violence. Ces esthétiques comportent en leur sein cet aspect extrême et donc potentiellement dérangeant. Elles reflètent ce qui nous anime profondément. L’art est cette dimension indispensable qui nous permet de dialoguer en toute honnêteté avec nos ressorts intimes, de les éprouver, sans mettre en péril l’équilibre de la communauté.


Les principaux éléments de la pièce sont traités comme des archétypes. Cette évocation, qui donne à la pièce la forme d’un mythe contemporain, nous permet de mettre en scène des êtres incarnant, sous une forme symbolique, des forces de la nature et des aspects de la condition humaine. La scénographie (terme qui, pour nous, implique les volumes, les objets, les lumières et les phénomènes provoqués par les jeux de machinerie) représente une forêt, ce paysage aux grandes capacités de métamorphose va revêtir, au départ, un aspect attrayant et sain pour prendre par la suite un aspect inquiétant, dangereux. Avec le mouvement engendré par le développement de la scénographie, c’est toute la pièce qui, partant de l’ordre lié à la civilisation, va glisser à la sauvagerie et nous permettre d’interroger l’articulation de ces contraires.


La forêt est, depuis la littérature médiévale, devenue un archétype utilisé dans la narration comme un lieu où des thèmes contraires se développent, comme l’amour, l’aventure, la quête, l’enchantement, la vision, tout comme ses contreparties obscures, la mort, la folie, la pénitence... transformant cet environnement de l’idylle en cauchemar. Les trois personnages de la pièce ont également valeur d’archétypes : un entraîneur représente l’autorité, garant de l’ordre, une jeune athlète figure la beauté liée à la perfection et une jeune rockstar, la beauté liée à la ruine. Ces deux idoles post-adolescentes incarnent des idéaux esthétiques opposés, des sortes de canons de beauté contradictoires issus de notre culture contemporaine.


La forêt se révèle d’abord comme un endroit sain, l’espace du sport, de la santé, où un rapport éduqué et civilisé au corps peut prendre place. Un entraîneur et une jeune athlète nous donnent à voir leur rapport au corps et ainsi au monde, traversant une partition chorégraphique quasi muette, où la danse est liée à la santé, où l’on aspire à une relation idéale entre le corps et la psyché, et où le corps est le témoin d’une certaine beauté et grandeur de l’homme en harmonie avec la nature. Si les rapports d’autorité semblent d’abord s’exercer de l’entraîneur vers l’athlète, il apparaît bien vite que la jeune athlète exerce vis-à-vis d’elle-même un rapport tyrannique probablement bien plus fort encore. L’enjeu du contrôle de soi et de la force de la volonté est au coeur de ce qui les anime. Si les désirs de perfection de ces deux personnages sont lisibles, ils ne cachent pas le conflit intérieur qui les perturbe et l’on entraperçoit ce qu’ils sont, comme ce qu’ils souhaitent devenir. Il nous est ainsi révélé un rapport douloureux à leur imperfection. Les divers troubles tourmentant ces deux personnages ouvrent une faille qui, par des chemins très différents, va les mener à considérer autrement leurs valeurs.


De par toute une série de phénomènes apparemment externes, le cheminement intérieur des personnages et l’apparition d’une troisième figure, la forêt va bientôt se révéler comme étant aussi un endroit de sauvagerie loin de la civilisation et de la morale. À un moment-charnière de la pièce, toute l’ambivalence de l’espace de la forêt et des phénomènes météorologiques qui l’habitent se déploie indépendamment des protagonistes. Son statut va basculer et faire basculer toute la pièce avec lui, à travers une partition composée à partir de phénomènes naturels provoqués et de poèmes prophétiques. Avec ces poèmes, ce sont aussi les mots de Dennis Cooper qui font une franche entrée dans la pièce et nous annoncent le basculement esthétique à venir. L’arrivée proche de la beauté cooperienne, beauté liée au désordre, s’incarne d’abord dans une vision et des poèmes prophétiques, et se déploie par la suite dans une mise en scène amenant un nouveau registre plus narratif. Cette vision est une apparition d’allure tout d’abord surréaliste, mais qui va ensuite connaître une explication rationnelle. Elle est incarnée par une jeune rockstar cherchant l’exil, descendant de Werther et cousin de Kurt Cobain, incarnant la beauté liée à la ruine. La rencontre de l’entraîneur avec ce personnage suicidaire va déchaîner des pulsions primitives et engendrer le chaos. La forêt devient alors un endroit de perdition où les personnages se révèlent à eux-mêmes, et sont tourmentés par le contrôle de leurs passions. La pièce connaît à partir de l’arrivée de ce nouveau personnage un développement qui passe en partie par la parole et se termine par l’assassinat sauvage de la rockstar par l’entraîneur.


La musique, le mouvement et toute l’esthétique déployée transmettent dès lors aux spectateurs tout comme au personnage de la jeune athlète, spectatrice de cette extraordinaire scène de meurtre, le pressentiment qu’il existe assurément un plaisir auquel on accède par la ruine et l’anéantissement, si bien qu’il semble que tout se passe comme si c’était la voix même de l’athlète qui surgissait de l’abîme.


Et la question de savoir comment le laid et le disharmonique peuvent provoquer un plaisir esthétique se dissout dans le plaisir éprouvé à l’écoute de la dissonance, laquelle est, au final, la composante d’un jeu esthétique issue de notre propre volonté. Ce jeu de tensions entre l’harmonieux et le disharmonieux peut être la source d’une forte jubilation.


Les vertus créatrices de la contradiction


La violence jubilatoire procède d’une forte peine mêlée à une immense volonté qui apparaissent bien comme étant le ressort animant les trois personnages de la pièce. L’espace de la forêt, dans sa valeur archétypique est, entre autres choses, l’endroit de prédilection de la quête spirituelle. Et c’est cette quête qui, au final, se révélera comme l’aspiration qui anime réellement ces trois personnages. Ils ne seront pas capables de formuler ce qu’ils cherchent, jusqu’au moment où ils feront l’expérience de l’articulation entre l’ordre et le chaos, la raison et les pulsions, le contrôle et l’abandon. C’est à ce moment qu’ils comprendront les forces contradictoires qui les animent et qui créent cet antagonisme intérieur.


L’expérience physique vécue par ces personnages trouve son importance dans le fait qu’il s’agit là de la révélation d’une vérité spirituelle plus profonde. Les épreuves traversées sont liées à leurs ambitions et dilemmes intérieurs, et ces conflits se reflètent dans les articulations esthétiques que nous mettons en jeu. Cette tension esthétique se développe au sein de la scénographie. La forêt et les phénomènes météorologiques qui la traversent, tout ce paysage fortement évolutif, sont traités comme le reflet des humeurs et de la psychologie des personnages, s’inscrivant ainsi dans la tradition du romantisme.


L’ambivalence de la forêt, précédemment évoquée, permet également un glissement d’un espace des plus naturalistes à un espace irréel. Le potentiel dramatique des phénomènes apparemment naturels, développés avec tout ce qu’offre la scénographie de la forêt et des phénomènes météorologiques, même s’il se déroule en dialogue avec des humains, se passe totalement d’eux à certains moments de la pièce.


Le travail scénographique que nous avons entrepris pour cette pièce, consiste entre autres choses, à créer et provoquer des phénomènes naturels qui deviennent autant d’expériences physiologiques et psychologiques aussi bien pour les protagonistes que pour les spectateurs. Nous nous intéressons à l’espace qui existe entre l’attente rationnelle que provoque la venue d’un événement et ses liens avec l’expérience physique que l’on en fait. Nous travaillons sur le rapport émotionnel que nous entretenons chacun avec les phénomènes météorologiques et la manière dont ils affectent notre sensibilité. La collaboration du vidéaste et metteur en scène Shiro Takatani, de l’éclairagiste Patrick Riou, de la sculptrice de brouillard, Fujiko Nakaya, ainsi que de toute une équipe technique, va nous permettre de développer, dans toute sa richesse, la mise en scène de la nature sur un plateau. Nous nous intéressons à la mise en scène du paysage pour cette scénographie, comme ont pu le faire les peintres romantiques, tout en nous en distinguant, bien évidemment, par la forme, laquelle implique la confrontation à l’objet réel et au mouvement. Et nous nous intéressons particulièrement au rapport physique que nous entretenons avec ce type de phénomènes, dans notre cas créés et reconstitués. L’articulation avec la musique rappelle également des ambitions esthétiques de cette période artistique.


La musique est elle aussi le reflet de ces harmonies et conflits intérieurs. Les compositions de Stephen O’Malley donnent naissance à une musique qui va de la beauté dionysiaque à une musique spirituelle, et c’est ce grand écart qui va également sous-tendre notre dramaturgie. Dans cette pièce, la parole, bien souvent impossible laisse la place à cette profondeur de la musique qui s’offre ainsi comme le miroir dionysiaque du monde. Elle évoque un démon qui surgit des profondeurs et joue un rôle purificateur lorsque, dans un même mouvement, avec l’ensemble de la pièce, elle nous permet de faire face à ce qui nous hante. La musique confère à la pièce une signification métaphysique d’une telle force de persuasion et de signification qu’elle nous permet d’aller au-delà de la parole et de l’image. C’est cette force et cette valeur métaphysique de la musique qui nous intéressent et dont nous souhaitons permettre le plein déploiement.


Le dialogue s’établissant entre tous les éléments qui composent la pièce va ainsi générer des résonances et des circulations entre les personnages, la musique, la scénographie et le texte qui nous feront glisser du désordre et du chaos à l’ordre, de la dissonance à l’harmonie et du bouleversement physique à l’équilibre.


Cette pièce est enfin un hommage à l’expérience artistique et à son importance fondamentale dans notre développement spirituel. Lorsque nous mettons en scène la jeune athlète dans une situation de crise mystique, au moment où elle découvre le cadavre de la jeune rockstar, nous avons à ce moment l’ambition de dépeindre une expérience poétique qui la bouleverse profondément. En évoquant l’expérience mystique, c’est le lien étroit qui peut exister entre expérience mystique et artistique qui nous intéresse.


L’expérience artistique peut générer ce même trouble profond que celui qui caractérise l’expérience mystique en provoquant cette sensation d’indistinction du corps au monde, et répondre au fantasme d’unité primitive. Elle naît dans l’abandon de notre claire conscience des choses. L’expérience poétique offre ainsi les mêmes caractéristiques que l’expérience mystique, autant de liens qu’a développés George Bataille dans L’Érotisme. Enfin, la mise en scène du meurtre et la représentation de la mort révèlent leur valeur métaphysique en étant l’expérience de l’indistinction du corps au monde par excellence, et en servant ainsi de métaphore à l’expérience poétique.

Gisèle Vienne

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