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The Scarlet letter

mise en scène Angélica Liddell

: L’art sera toujours transgression

par Angelica Liddell

« Les fondateurs d’une colonie nouvelle, quel que soit l’idéal de vertu et de bonheur qu’ils aient eu d’abord à l’esprit, ont invariablement reconnu dans la pratique la nécessité, parmi les plus urgentes, d’affecter une partie du sol vierge à la constitution d’un cimetière et d’en destiner une autre à la construction d’une prison. » C’est ainsi que Nathaniel Hawthorne débute La Lettre écarlate.


Il est donné pour acquis que nous commettrons un délit et qu’il sera aussi irréversible que la mort, aussi irréversible que le premier homicide d’un frère contre un autre frère. Alors laissez-moi être une criminelle. Celle qui vous parle tue, vole, pervertit. Seul celui qui aime s’expose à l’insulte. Seul celui qui aime Paris s’expose au mépris de Paris. Comme Henry Miller, seul celui qui cherche l’exil à Paris sait découvrir les fosses septiques de Paris et le visage rongé de ses juges. « D’abord, ça paraît merveilleux, parce qu’on a l’impression d’être libre. (...) Par-dessous, c’est tout mort : il n’y a pas de sentiment, pas de sympathie, pas d’amitié. » Cet étranger qui débarque à Paris a déjà subi l’humiliation, il est l’héritier d’une lignée d’esclaves et d’inférieurs fort bien décrite par Diderot dans Le Neveu de Rameau.


En exposant sa propre pourriture, l’artiste, le fou, l’immoral agit tel un scalpel sur les bubons pestilentiels de ses maîtres : il les draine. Sans juges, la punition n’existerait pas. Et sans lettre écarlate, l’art n’existerait pas. Sans moralisme, l’art n’existerait pas. Sans hypocrisie, l’art n’existerait pas. L’existence de l’art dépend donc entièrement de Paris, cette ville qui honore et déshonore les artistes avec la même voracité, cette ville qui nourrit les crimes poétiques de ceux qu’elle accueille pour mieux les répudier ensuite (au bout du compte, les œuvres naissent de l’humiliation), cette ville retranchée derrière une divergence insurmontable entre les idées et la vie, cette ville qui, à force d’accumuler toute cette culture, est devenue un sommet d’ignorance, habitée par des érudits insensibles. Comme le dit Henry Miller à propos du chagrin qui vient après le coup de fouet, on reçoit des coups de pied au cul pour la bonne raison qu’on en redemande. Le poète est toujours un étranger dans un monde réglementé. Ma lettre brodée, je la dois aux juges ; sans puritanisme, sans jugement et sans châtiment, la lettre n’existerait pas. La lettre dépend tout autant du délit que du châtiment, entre autres parce que c’est à travers le châtiment que nous mesurons le degré de répression d’une société : le châtiment brosse le portrait de sa propre difformité dès lors qu’il est appliqué ; le délit, en revanche, esquisse le désir de liberté, non moins difforme. (Sale époque que la nôtre, qui confond l’immoralité et le délit.) L’art sera toujours transgression car il inverse les règles sociales et fait de l’immoralité une éthique.


Grâce à la force de la poésie, nous trouvons sur scène le moyen de travailler avec un espadon qui nous transperce le cœur, sans être morts. Nous trouvons le moyen d’assassiner avec des roses en guise de balles. C’est là que réside notre générosité : on vous tue en vous bombardant de fleurs et non de plomb. L’expression est donc supérieure à l’offense. L’expression est notre maladie, l’expression est le monstre dont Hester (l’héroïne du roman d’Hawthorne) accouche, telle une Madone de Raphaël tenant dans ses bras un enfant rédempteur monstrueux, l’expression est ce que nous ne parvenons jamais à entrevoir dans la poitrine translucide de cet Arthur (le pasteur chez Hawthorne) qui se consume tout seul dans son coin. Pour reprendre la réflexion de Georges Didi-Huberman, Ève devient Marie. L’immoral devient éthique. Vous avez besoin de la maladie d’Hester et Arthur pour accéder à la rédemption. Vous avez besoin de l’art, ne serait-ce que pour le condamner. Nous apportons dans vos tribunaux gelés la fièvre et le ferment.


Sans maladie, il n’y a pas de création. Sans Ève, Marie n’existerait pas. « La beauté était liée à la souffrance et la souffrance au salut », écrit Henry Miller. Vous avez besoin de la force de l’amour.


Je ne vous lâcherai pas la main tant que vous ne m’aurez pas frappée avec. J’ai 52 ans et je ne sais ni lire ni écrire. Si je me coupe un bout de chair et que je le plonge dans une casserole d’eau bouillante, il ne cuit pas, il reste cru. Je n’entends pas non plus clairement ; rien que des mots épars, étranges. Les démons œuvrent pour moi. J’ai l’âge de les fréquenter. À moins que mon travail soit tout simplement la divagation d’une idiote. Si seulement ce pouvait être le cas, alors je donnerais le meilleur de moi-même. Le pire de tout, c’est qu’il ne peut plus y avoir de titre, d’argument, il ne peut plus y avoir de commencement. Je ne peux plus reprendre au début, cela m’est impossible. Cette pièce parle donc de l’incapacité à fuir, c’est une pièce qui accepte le châtiment et les cauchemars comme origine de la beauté ; c’est, en définitive, l’œuvre d’une criminelle.
Supportez-moi et je vous parlerai, parce que je vous aime.


  • Angélica Liddell, traduit de l’espagnol par Christilla Vasserot, programme de salle de La Colline, 2018
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