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The Four Seasons Restaurant

mise en scène Roméo Castellucci

: Entretien avec Romeo Castellucci

Propos recueillis par Jean-François Perrier

Après Sul concetto di volto nel figlio di Dio et le travail que vous avez réalisé à partir de la nouvelle de l’écrivain américain Nathaniel Hawthorne Le Voile noir du pasteur, vous proposez pour l’édition 2012 du Festival d’Avignon The Four Seasons Restaurant. Établissez-vous un lien entre ces trois spectacles ?


Romeo Castellucci : Oui, parce je considère que c’est en quelque sorte un tryptique sur un même thème : celui de la face cachée de l’image, un visible possible qui reste dissimulé. Il y a eu l’image du visage de Jésus, le fils de Dieu, qui regarde les spectateurs et qui, en ce sens, apparaît aux hommes, parmi les hommes et en tant qu’homme ; puis l’image cachée, celle du pasteur protestant qui a choisi de se retirer de l’humanité dissimulant son visage derrière un petit voile noir, qui ne laisse visible que sa bouche, et aujourd’hui, l’image des tableaux que le peintre Mark Rothko a voulu retirer du regard d’un certain public, qui fréquentait un célèbre restaurant new-yorkais. Une fois encore, c’est une histoire de rejet. Il y aura peut-être d’autres formes dans les années à venir, qui s’ajouteront à ces trois spectacles.


Est-ce de ce restaurant que vient le titre de votre nouveau spectacle ?


Le restaurant s’appelle le « Four Seasons » et il est situé sur la 54e rue à New York. En 1958, son propriétaire propose au peintre Mark Rothko de peindre des toiles pour les grandes parois de ses salles. Rothko prépare plusieurs peintures monumentales, considérées comme les plus intenses de ses oeuvres, aux couleurs sombres tendant vers le rouge-noir. Mais, pendant qu’il commence à peindre, il est pris de sérieux doutes concernant le lieu où ses peintures vont trouver leur place et s’oppose au commanditaire, quant à la façon dont elles vont être « installées ». Considérant la clientèle de ce restaurant comme bourgeoise et superficielle, il décide, dans un premier temps, de peindre « quelque chose qui coupera l’appétit de ces fils de putes qui viendront manger dans cette salle ». Puis, plus radicalement, il refuse de livrer ses toiles qui, aujourd’hui, sont exposées à la Modern Tate Gallery de Londres. À travers cet acte, Rothko s’est opposé à la notion de peinture « décorative », en refusant notamment de mettre ses toiles en hauteur, alors qu’il voulait qu’elles soient placées au plus près du sol.


L’acte du pasteur et celui de Mark Rothko sont des actes volontaires d’effacement, de disparition de l’image…


Certainement. Et ce sont, à des niveaux différents, des actes révolutionnaires. Le pasteur s’impose cet acte à lui-même, en faisant un choix qui va tout changer, non seulement dans sa vie, mais aussi au sein de la communauté à laquelle il appartient. Une communauté dont il est le centre, on pourrait même dire le coeur, dans cette Amérique puritaine de la Nouvelle- Angleterre qui, à l’époque de Nathaniel Hawthorne, se construit avec les principes bibliques comme référence première. Le peintre, lui, en voulant dissimuler l’image de ses toiles, ne se soumet pas à son statut social, à une utilité, à un rôle qu’il pourrait endosser. Il rejette aussi une partie de la société, ce qui est différent de la situation du pasteur qui, lui, se trouve, par son acte, rejeté par une grande partie de la communauté.


Pourquoi dites-vous que l’acte du pasteur est révolutionnaire ?


Justement parce que le pasteur est le noyau central de la communauté, puisque ses activités débordent du cadre religieux. Il est ministre du culte, mais il est aussi une référence essentielle pour la vie quotidienne, la vie laïque des habitants de sa ville. Ce petit choix, qui consiste à cacher son visage, ne change rien dans ses diverses activités, dans ses comportements face à la communauté, mais pourtant, dans les faits, il va le marginaliser. Son acte provoque une sorte de séisme. Pour être plus précis, je dirais que ce n’est d’ailleurs pas le choix du pasteur en lui-même qui trouble les fidèles, mais surtout le fait qu’il ne veuille pas l’expliquer. Ce choix nous permet de comprendre en négatif, en creux, l’importance du visage pour l’espèce humaine. Il semble bien que la collectivité humaine ne puisse pas accepter qu’un de ses membres se cache le visage par choix personnel, parce que cela lui apparaît être une menace. Le visage est en effet le lieu où toute politique commence.


La force de l’image est-elle donc au coeur de vos problématiques actuelles ?


C’est un sujet qui a traversé tous mes spectacles. Mais aujourd’hui, c’est vraiment ce thème qui m’importe : cet attachement que nous avons pour l’image plus que pour les réalités qu’elle peut représenter. Notre visage est une image de nous-mêmes qui nous échappe, mais qui n’échappe jamais à ceux qui nous entourent. Étrangement, dans une sorte de retournement des choses, en cachant son visage, le pasteur devient une hyper-icône, une hyper-image. En effaçant son visage, en le dissimulant aux yeux des autres, il les oblige à ne parler que de ce visage absent, de la même façon que, en retirant ses toiles, Rothko nous oblige à les voir différemment.


Garderez-vous des traces du Voile noir du pasteur dans The Four Seasons Restaurant, comme il vous est déjà arrivé de le faire pour d’autres spectacles ?


Je garderai deux moments qui me paraissent importants : la tempête « noire » qui ouvre le spectacle et les mouvements de rideaux qui traversent le plateau. Il n’y aura que des interprètes féminins, aux prises avec le texte de La Mort d’Empédocle de Hölderlin, qui a pour thème le suicide « esthétique » du philosophe grec. Les mots de la tragédie sont la substantifique moelle de ce spectacle, mais ils sont ici « réduits », comme si on conservait seulement leur épiderme. Les mots du poète sont une surface à traverser, comme on transperce, par un plongeon, le drap d’eau d’une piscine. Ce qui m’intéresse, c’est la dimension ultérieure de la parole, comme « en apnée », qui survient avant chaque signification et, si vous voulez, après tous les sens possibles. En définitive, ce n’est pas Hölderlin qui m’importe. Il s’agit d’un groupe de jeunes femmes qui sont en train de dire des mots dans une salle ou dans un club de gym, mais pas encore dans un théâtre. Une caverne de l’esprit peut-être. Les mots de Hölderlin sont comme gravés dans le marbre, sans intention. Derrière eux, se cache le réalisme radical d’un corps humain. Je m’astreins donc à un travail de réécriture permanent. C’est la nature même de cette oeuvre en plusieurs épisodes, si l’on veut, qui m’impose cette forme de travail en profondeur. J’ai de nombreux cahiers de notes, de réflexions sur la nouvelle de Hawthorne, ce qui m’a permis d’envisager d’autres pistes, d’autres développements et en particulier, ce nouveau travail qui s’inspire de la peinture de Mark Rothko qui, comme Empédocle se jette dans la bouche du volcan. Cette richesse de possibilités tient sans doute au sujet central de la nouvelle, qui parle de l’effacement, du manque. Comment transformer l’effacement en un objet visible, comment montrer le pouvoir de cet effacement ? Comment peut-on remplacer le manque de l’objet ? Comment peut-on le transformer et le placer dans une niche de contemplation ?


C’est toujours le concept du visage qui est au coeur de ces travaux ?


Oui, mais de façon décalée à chaque fois. La renonciation de Mark Rothko devant la commande du restaurateur est un acte antisocial : c’est un suicide social différent de celui du pasteur, mais avec le même résultat. C’est un suicide qui est un véritable acte philosophique. Dans les deux cas, la disparition devient image et dépasse très largement le phénomène du fait divers.


Pourquoi avoir choisi un groupe de femmes comme interprètes pour The Four Seasons Resaurant ?


Pour des raisons de grâce et de gentillesse. Au début du spectacle, ces jeunes femmes interprètent l’idée de communauté. Pour moi, comme pour Botticelli ou Duchamp, la femme représente l’image. Ces jeunes femmes disparaîtront au fur et à mesure que le spectacle avancera.


Utiliserez-vous les peintures de Rothko dans votre scénographie ?


On aura peut-être des références, mais pas de représentation des tableaux. Rothko sera un objet d’observation. La tempête « noire » qui envahit la scène au début du spectacle peut être imaginée comme l’explosion d’un tableau de Rothko qui va occuper tout l’espace, mais la référence n’est pas nécessaire pour que le spectateur se laisse envahir par son imagination. Il n’y aura pas une utilisation illustrative d’un tableau, comme je l’ai fait avec Antonello da Messina dans Sul concetto di volto nel figlio di Dio.


Il y aura donc du texte dans The Four Seasons Restaurant, alors qu’en général vos spectacles ne sont jamais très prolixes en la matière. Pouvez-vous nous expliquer ce choix ?


Contrairement à ce qu’on pourrait penser, j’aime beaucoup les mots. Je n’ai aucun préjugé contre eux. Les mots ont un poids spécifique, plus lourd, différent de celui des objets ou des images. C’est pour cela qu’il faut être très attentif à leur emploi. Par contre, j’ai des problèmes avec le texte, avec les mots agencés. Pour moi, si on a la sensation d’être face à un texte constitué, il y a quelque chose qui ne marche pas. Le théâtre n’est pas écoute de la parole. Sa pratique est différente de celle de la poésie. Dans le théâtre, il y a la brutalité du corps qui complique les choses. La parole, soudain, devient voix. Dans Sul concetto di volto del figlio di dio, il y avait beaucoup de mots, des mots sans importance, en dehors de l’histoire, des mots de tous les jours, des mots qui ne changent rien à l’histoire. Des mots profondément attachés à l’expérience humaine, qu’il n’a d’ailleurs pas été nécessaire de traduire. Il y avait, comment dire… le bruit de la parole.


Après la création du spectacle à Rennes en mars 2011, vous avez écrit une seconde version du Voile noir du pasteur, qui a été représentée en Italie en novembre 2011. Pourquoi avoir supprimé toute parole de cette seconde version ?


En lisant la nouvelle de Nathaniel Hawthorne, j’ai été marqué par une scène où les fidèles veulent obliger le pasteur à expliquer les raisons de son choix. Mais ils n’arrivent pas à lui poser la question. Ainsi, les mots semblent-ils inefficaces face à ce visage voilé. Le langage ne peut pas supporter la puissance de ce choix. Le langage est absorbé par la force aniconique du voile noir, qui apparaît comme un trou noir dans l’espace, qui courbe la lumière, qui courbe le langage aussi. La bouche du pasteur peut prononcer des mots, puisqu’elle n’est pas voilée, mais la parole est vidée, la bouche devient alors une caverne. Pour moi, tous les théâtres sont aussi des trous noirs, des cavernes, là où l’on va se perdre, des gouffres sombres dans lequels on peut tomber. Le noir du théâtre est un noir très proche de celui du voile du pasteur ou des toiles de Mark Rothko. Le théâtre est une goutte de poison qui tombe sur la communauté et qui provoque une crise. Mais à travers cette crise, la communauté peut travailler avec le pouvoir de l’imagination et de l’esprit. Le noir est l’occasion de créer un autre rapport avec l’image. Les images n’intéressent que les hommes, pas les animaux, qui sont attirés, eux, par les objets. L’image naît à partir de l’invention du miroir.


Est-ce une interprétation erronée que de penser que vous établissez un parallèle entre le personnage du pasteur et celui de l’artiste dans notre société ?


Pas du tout. C’est un parallèle volontaire qui me concerne directement. Comme lui, je lutte contre la réalité, je commets des actes irréels. Le pasteur est, de ce point de vue, un artiste qui se bat chaque jour contre la réalité. C’est un hérétique au sens classique du mot et son apostasie se confronte à la réalité. Je crois aussi que le travail de l’artiste, c’est de poser une tâche noire, obscure, qui devient un miroir face à la communauté. Qu’ont-ils donc fait du pasteur de Hawthorne, de Rothko ou d’Empédocle ? À ce moment-là, la communauté se retrouve face au vide. L’acte de l’artiste n’est pas d’ajouter des objets à ceux qui existent déjà, mais de retirer les objets. L’artiste doit devenir transparent pour devenir le seuil que l’on doit franchir.

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