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Le Tartuffe

+ d'infos sur le texte de  Molière
mise en scène Galin Stoev

: Sur Molière et le Tartuffe par Galin Stoev, metteur en scène

La nature paradoxale de la vérité chez Molière


L’oeuvre de Molière met en jeu une région énigmatique de l'être humain : son rapport à la vérité. Sur ce point, Molière est l’héritier de Montaigne : ce même Montaigne que lit Hamlet, chez Shakespeare ; tout comme on peut sentir quelque chose d’Hamlet dans la rage d’Alceste, mais aussi chez Don Juan et Tartuffe. Ainsi, de Montaigne à Tartuffe en passant par Hamlet et Shakespeare, tous ces personnages réels ou fictifs forment une famille révélant différentes facettes d’une même quête : celle de la nature insaisissable de la vérité. Pour atteindre cette vérité, la stratégie de Molière consiste à créer des situations inextricables pour ses personnages, qui les obligent à chercher une issue de secours qu’ils ne peuvent trouver qu’au prix d'une crise profonde. En explorant les ressorts de cette crise, Molière nous conduit là où se révèle la nature paradoxale de l’homme. Il déterre les points névralgiques, ou plutôt les « nerfs enflammés » autour desquels s’articule l’humanité de l’homme. Ces points essentiels, mis au grand jour, paraissent surtout inconvenants et gênants. Ces points sombres sont l’endroit où se croisent les différentes modulations du désir et de la foi, à travers le mensonge, la convoitise, l'hypocrisie et la calomnie, que Molière expose de manière particulièrement habile. C'est ce regard aiguisé qui dérange chez Molière. À travers ses pièces, le public se trouve confronté à des régions très sombres de l'homme, alors même que la puissance de l’écriture le conduit à en rire : le spectateur se sent lui-même démasqué, et par là mis en danger dans sa « normalité ». C’est pourquoi on a parfois préféré considérer Ses textes comme des objets de musée destinés à nous divertir, mais sans nécessairement nous toucher ou nous rendre vulnérables. Or Molière, pour moi, est l'anticonformiste par excellence, celui qui n'arrête jamais de poser les questions qui fâchent, celui qui dénonce toute tentative de substituer aux formes artistiques et humaines un conformisme ambiant. Ses pièces sont des expériences en temps réel – puisqu'il s'agit de théâtre – qui révèlent les rouages de ces arrangements – entre personnes et de soi à soi – qui éclipsent le véritable potentiel humain, et le remplacent par des stratégies de survie et des jeux d'ego, lesquels ont surtout pour conséquence de priver chacun de sa propre liberté.


Une passion de la liberté


L'énergie vitale et passionnelle que je perçois chez Molière me semble jaillir du croisement entre le milieu de la Cour royale, illustrant parfaitement les restrictions liées aux codes sociaux, et l’aspiration à la liberté engendrée par la créativité de l’artiste. Je crois que l'esprit de Molière a vu la liberté, qu’il s’y est véritablement brûlé, mais que sa conscience s’est trouvée comme restreinte dans un contexte de création extrêmement rigide et codifié. C’est entre ces deux extrémités – sa passion pour la liberté et le contexte étriqué dans lequel il était forcé d’évoluer – que Molière va frayer sa propre veine créatrice, en aiguisant une volonté aussi puissante que singulière, un regard profondément lucide et perçant, ainsi qu’une écriture aussi subtile que féroce. En ressortent des pièces qui excèdent de beaucoup les simples farces. Je pense en effet que les pièces de Molière dépassent et transgressent constamment leur point de départ, leur contexte et leur forme, dont Molière hérite sans les avoir choisis. S’il engage son intrigue à partir des mécanismes de la farce, chez lui, le comique atteint une dimension métaphysique. La dramaturgie de Molière est fondée sur une énergie fondamentale d’une vitalité effrayante : sa passion pour la vie et la liberté. Il est peutêtre le seul auteur qui ait réussi à donner une dimension esthétique à cette passion, à cette modulation fondamentale de la liberté comme rage vitale et destructrice à l’égard de toute compromission, de tout faux-semblant et de tout ordre artificiellement établi. C’est cette passion qui effraie chez Molière – en tout cas, qui a effrayé certains de ses contemporains –, dans la mesure où elle déstabilise, fait vaciller les certitudes, renverse les simulacres et met en lumière toutes les formes de dissimulation et de duplicité.


Une famille en crise


Dans Tartuffe, la famille d’Orgon est en crise, et cela date de bien avant la rencontre entre Orgon et Tartuffe. Dans la pièce, Molière ne s’intéresse pas véritablement aux causes de cette situation, mais préfère en décortiquer les rouages et les dysfonctionnements. Les membres de la famille ne communiquent plus et l’incompréhension croit entre eux. Ainsi, Madame Pernelle n’a de cesse de juger l’ensemble de la famille, y compris son propre fils (Orgon), en attribuant la faute de ce qu’elle considère comme un échec général à sa bru, Elmire. À son tour, Elmire n’a visiblement pas réussi à trouver sa place dans la maison : elle ne semble pouvoir exister que comme concurrente d’emblée discréditée de la mère défunte. Dans cet état de déchirement intérieur de la famille, l’absence d’Orgon se ressent encore plus vivement. Il s’avère incapable de jouer son rôle de maître : rétablir les liens et soigner les plaies engendrées par le manque d'accord, de complicité et de cohésion dans la maisonnée. Dans un tel contexte, Orgon ne devrait exercer son rôle qu’avec amour et compassion. Mais il n’use que d’autorité brutale, et voit en tout un manque de respect à son endroit. Comme les autres membres de la famille, il se sent profondément incompris, isolé et seul. La structure familiale dépeinte ici par Molière est l'illustration de l'humanité en crise, où toute forme de lien a été pervertie : une constellation où non seulement toute communication a été rompue, mais où toute reconnaissance a aussi été meurtrie, où tout désir s’est trouvé mutilé, et où toute forme de pouvoir a été bafouée ; une structure où règnent la solitude et l’incompréhension ; une structure où l’on ne cesse paradoxalement de produire du néant, pensant naïvement pouvoir remplir par là les abîmes qui séparent les différents membres du groupe. C'est dans ce contexte de crise profonde, quoique dissimulée ou non avouée, que surgit un personnage mystérieux du nom de Tartuffe.


Tartuffe


Qui est-il, d’où vient-il, et quelle est son histoire ? Le texte de Molière ne dit presque rien de ce personnage pourtant central, sauf, à la fin de la pièce, qu’il n’en est pas à sa première tentative de tromperie (« un fourbe renommé dont sous un autre nom il [le Prince] était informé », Acte V, scène dernière). La structure du texte peut suggérer que Tartuffe, plus fondamentalement, est le révélateur du vide qui habite et transit la famille. Tartuffe apparaît à Orgon comme la réponse aux questions muettes qui le hantent. Dans cette rencontre, Orgon éprouve quelque chose d'inédit et d’intense : quelque chose qui, pour la première fois, le touche jusque dans les profondeurs de son être. Dans le rapport qu’il tisse entre Orgon et Tartuffe, Molière parvient à toucher quelque chose de la nature du vide, et de ses deux versants contradictoires. D’un côté, un néant destructeur, le vide du nihilisme, dissout tout horizon de sens et disloque toute espèce de rapports humains ; de l’autre, la vacuité est source d’une aspiration profonde, d'un irrépressible désir d’absolu : le vide comme soif et moteur de l'illumination. Tartuffe est engendré par ce(s) vide(s), ce qui peut expliquer la nature mystérieuse du personnage. On sent bien qu’à l’instar de Molière lui-même, Tartuffe est au départ animé par une passion à la fois de radicalité et de vérité. Mais l’on constate également que chez lui, ce mouvement est perverti : c’est seulement une vérité « inversée » ou pathologique qu’il arrive à déployer. Avec lui, il n’y a jamais de véritable rencontre, sinon celle de son propre reflet dans le néant d’autrui. Chez lui, le désir et la vérité se transforment en faim ou en voracité, qui annihilent et digèrent tout ce qu’ils touchent. Cette faim est son seul moteur. Il s’attaque ainsi à toutes les formes de vie, d’amour et de création qu’il rencontre, comme si leur destruction pouvait l’apaiser, ou rendre sa propre décréation supportable. Mais cela ne fait qu’augmenter la souffrance de son néant intérieur : ce cercle vicieux est l'enfer habité par Tartuffe.


L’imposture


Je veux croire que Tartuffe n’est pas simplement un escroc, qu’il ne veut pas uniquement améliorer les conditions matérielles de sa vie, étant prêt à tout, jusqu’à la pire des félonies pour y arriver. Je pense qu’il veut plus, qu’il veut tout ! Il veut se marier avec la fille d’Orgon, prendre la place de son fils, prendre même la femme d’Orgon, prendre tous ses biens et devenir Orgon lui-même. C’est que Tartuffe est fait de vide, et qu’il a tout simplement besoin de s’approprier les autres pour exister. C’est pour lui une question de survie. Et c’est en ce sens qu’on ne peut pas le réduire à un personnage méchant ou mauvais.
Tartuffe est-il donc vraiment un imposteur ? Cela ne fait aucun doute, même si les choses sont infiniment plus complexes. Il n’y a manipulation que parce que Tartuffe puise partiellement son énergie et ses motivations dans une profonde énergie de vérité et d'authenticité. Il n’y a tromperie que parce que tous les protagonistes sont, d'une manière ou d’une autre, complices du processus. Ainsi, la manipulation devient-elle structurelle : lorsque Tartuffe introduit l’imposture dans la maison, elle contamine immédiatement l'ensemble des protagonistes. C'est seulement avec la complicité – consciente ou inconsciente – d'Orgon, que Tartuffe peut transformer ce qu’Orgon lui-même nomme son illumination, en aveuglement…


Croire en quoi ?


La « religion » de Molière repose sur deux piliers : d’une part le théâtre, avec sa troupe et ses pièces, ses mises en scène et ses prestations – ce qui a finalement consumé toute sa vie ; et d’autre part le Roi, très souvent son premier spectateur, et qui seul était à même de le protéger. Formellement, Molière écrit pour la Cour ; mais au fond, il s'adresse toujours à l’Homme. En ce sens, l’apparition de l’Exempt comme deus ex machina dans la dernière scène peut être perçue comme un remerciement (ou une soumission éventuellement calculée) à Louis XIV pour son soutien. Mais on peut aussi comprendre ce final comme émanant d’une conviction et d'un désir profond, que derrière toutes les apparences persiste une intelligence invincible, susceptible de restaurer l'équilibre perdu. Pour ma part, je préfère imaginer la fin de pièce davantage comme un éloge de la Raison, temporairement perdue ou oubliée par tous les protagonistes de notre histoire, que comme un simple hommage à la puissance et à la gloire d'un souverain.

Galin Stoev avec Sacha Carlson

juillet 2014

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