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Tableau d’une exécution

+ d'infos sur le texte de Howard Barker traduit par Jean-Michel Desprats
mise en scène Christian Esnay

: Une grande cascade de chair

Tableau d'une exécution, représentée avec succès pour la première fois en 1986, est une oeuvre hors-normes, qui use des ressorts du théâtre classique pour mieux se jouer du public et éveiller sa conscience... Ceci n'a rien de bien surprenant lorsque l'on sait que Howard Barker a longtemps été surnommé "le Brecht anglais". Mais au Théâtre de l'Epique, le dramaturge anglais a substitué le Théâtre de la Catastrophe, moins réaliste, moins didactique, aux réponses moins tranchées, mais néanmoins érigé sur la base de "règles" (certes souples), tout comme la dramaturgie brechtienne : le théâtre de la Catastrophe "n'est manifestement pas une expérience associée au divertissement" déclare l'auteur, qui, dans cette pièce, nous plonge dans une Venise de la Renaissance réinventée pour les besoins des thèmes qu'il a souhaité soumettre à nos esprits. Le personnage central est une femme peintre, Galactia ; une personnalité complexe et contradictoire, vouée à son art .... Lorsque Urgentino, Doge de Venise, lui commande une toile immense censée représenter la bataille navale de Lepante contre les Turcs, Galactia déborde de vitalité ; son enthousiasme est tel qu'elle en délaisse un peu son amant, le peintre Carpeta ; un homme qu'elle aime pourtant sauvagement, tout en méprisant un peu ses tableaux religieux. Car Galactia sait se faire tour à tour arrogante, cruelle, sensuelle ou maternelle ; mais ce qui compte après tout, c'est qu'elle soit l'un des meilleurs artistes de la cité ; elle peindra ce tableau, soit, mais uniquement la vérité crue et sanglante du carnage, afin de "donner naissance à la vérité" ; elle en oublie la vérité politique... D'autres tentent de la persuader d'abandonner ce projet, conscients que cette toile ne saura qu'irriter le Doge et Ostensible, le Cardinal, qui en attendent plutôt une exaltation guerrière de l'héroïsme vénitien... Car même si le Doge est un mécène avisé, grand admirateur du mouvement qui agite les oeuvres de la peintre, il est aussi un politicien sans scrupules. Tout du long, nous suivons la conception douloureuse et exaltante d'une oeuvre unique, "une grande cascade de chair" ; la composition même de la pièce, quasi picturale, s'adapte parfaitement au thème central : une succession de tableaux vivants, d'instantanés qui soulève peu à peu le voile sur la lutte de l'artiste aux prises avec son travail, pourchassée par les reproches de son amant et de sa fille, par les conseils du Doge et par les mises en garde de Rivera, une intellectuelle "amie" des arts. Subissant ces affrontements verbaux avec hargne, passion ou désinvolture, Galactia ne cède pourtant pas et peindra SA vérité, ce que lui dictent sa raison et son coeur. Jamais nous ne verrons l'oeuvre et pourtant, l'évocation qui nous en est offerte à travers la fougue de l'artiste est suffisamment éloquente pour que l'on se dise qu'on préfère après tout ne pas avoir à l'admirer : la terreur se lit sur les visages grimaçants, la nausée submerge les corps et le Cardinal n'hésite pas à la condamner comme "maligne". On s'en doute, le corps politique et religieux est incapable de comprendre une telle vérité, voire d'admettre que les êtres soient faits d'abord de chair et de sang, et qu'une femme capable de peindre ainsi ne puisse être que perverse. Tableau d'une exécution explore de nombreux thèmes qui se heurtent ou se mêlent les uns aux autres : un théâtre de la dénonciation subtile (contre l'hypocrisie de l'appareil étatique, qui souhaite tout contrôler, jusqu'aux arts) et de questionnements moraux : un tableau laisse-t-il transparaître le sexe de l'artiste? Quels sont la responsabilité et le rôle de l'artiste dans le monde ? Un artiste doit-il céder au politiquement correct ou assumer son art ? Soit, la pièce de Howard Barker est d'abord politique, mais s'attache aussi à faire le portrait poignant d'une femme d'exception, que tous ceux qui l'entourent souhaiteraient pouvoir traiter en femme plutôt qu'en peintre. Galactia illustre ainsi à merveille le principe premier du théâtre de la catastrophe : l'art authentique est indigeste, il irrite, interroge ; un principe qui s'applique autant à la pièce qu'au tableau de Galactia.

Blandine Longre

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