theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Fractures (Strangers, Babies) »

Fractures (Strangers, Babies)

mise en scène Stuart Seide

: Il y a peu de personnages avec lesquels j’ai ressenti une telle résonance…

Entretien avec Sophie-Aude Picon

Isabelle Demeyère : Comment avez-vous découvert ce texte de Linda Mac Lean qui, si elle fait une vraie carrière d’auteur dramatique en Angleterre et aux Etats-Unis, où ses pièces sont beaucoup jouées, n’avait jamais été traduite en français ?


Sophie-Aude Picon : Je suis lectrice de textes en anglais pour Théâtre ouvert, un lien que j’entretiens avec ce lieu depuis la sortie du conservatoire (CNSAD, en 2000) où nous étions un petit groupe d’une dizaine d’acteurs qui s’initiaient au théâtre contemporain, où nous lisions des textes, faisions des fiches de lecture et autres mises en voix, jusqu’à constituer ce qu’on a appelé le « noyau de comédiens ». Ce fut une expérience mémorable… et j’ai recommencé à lire pour eux il y a quelques années, car je lis l’anglais – et un peu l’allemand – et Théâtre Ouvert manquait de lecteurs attitrés pour ces langues-là.
Et c’est donc en 2009, que j’ai lu pour la première fois Strangers, babies dans le cadre d’un échange d’auteurs et de textes avec le Traverse Théâtre d’Edimbourg en Ecosse.
Théâtre Ouvert devait sélectionner des textes parmi une dizaine, dans le but de donner lieu à une traduction et à une mise en voix. Deux textes m’ont beaucoup intéressée : Strangers, babies (Fractures) de Linda Mac Lean que j’avais trouvé formidable et celui d’une plus jeune auteure, Sam Holcroft, Cockroach (Cancrelat). Et ce sont ces deux textes qui ont finalement été retenus par Théâtre Ouvert. Micheline et Lucien Attoun m’ont alors proposé de participer, en tant que dramaturge cautionnée par Théâtre Ouvert, à la rencontre avec les deux auteures sélectionnées et les deux traductrices, Sarah Vermande et Blandine Pélissier de la Maison Antoine-Vitez, qui avaient déjà travaillé une traduction bien élaborée. Nous nous sommes alors retrouvées toutes les quatre durant deux jours avec Linda McLean pour lui poser toutes les questions que suscitait son écriture et à réfléchir aux options de traduction.
A la suite de cette rencontre, une mise en voix a été organisée à Théâtre Ouvert le 28 mai 2010 et le metteur en scène, Jean- Christophe Saïs, m’a proposé de rejoindre le groupe de comédiens et de faire la lecture. Et c’est ainsi que je suis rentrée pour la première fois dans l’écriture de Linda Mc Lean. Car à la lecture, on entend une écriture très particulière qui, avec ces interruptions, a quelque chose de l’élaboration de la pensée par la parole, quelque chose de très délicat, d’extrêmement fin. C’est une pièce à secret et si les spectateurs de cette première mise en voix n’avaient pas tous compris quel était le secret, ils avaient tous senti qu’il y en avait un et avaient été émus par le personnage de May.
Ce fut une formidable expérience pour moi.


I.D. : Une expérience formidable qui vous a donné l’envie d’aller rencontrer votre ancien professeur au Conservatoire, un dénommé Stuart Seide…


Sophie-Aude Picon : La saison dernière, j’étais assistante sur Rake Progress’ de Stravinsky monté par David Lescot à l’Opéra de Lille. J’ai rencontré Stuart Seide à ce moment-là et je lui ai raconté mon histoire avec la pièce. Lui, avait découvert le texte à l’occasion de lectures de textes contemporains qu’il mène avec l’EpsAd. Quelques mois plus tard, je suis venue jouer Soleil couchant d’Isaac Babel à Lille avec Irène Bonnaud et Stuart a consacré un après-midi pour faire bien plus qu’une audition mais un vrai travail ensemble sur les deux dernières scènes de la pièce, avec Jonathan Heckel qui joue l’un des personnages, le frère de May. On a cherché, on a fait de vrais essais, de vraies tentatives et cela nous a permis de constater combien l’écriture de Linda Mc Lean est ouverte et à quel point il faudra faire des choix.


I.D. : Mais qu’est-ce qui vous touche tant dans ce personnage de May au point d’aller solliciter le rôle auprès d’un metteur en scène ?


Sophie-Aude Picon : C’est un personnage magnifique ! Il y a peu de personnages avec lesquels j’ai ressenti une telle résonance et cela n’a rien à voir avec mon vécu, c’est plutôt une question de sensibilité.
May est la seule femme au milieu de ces cinq hommes. C’est une histoire de femme qui montre comment on se retrouve sans cesse confronté aux jugements et aux préjugés et qui questionne : peut-on échapper à cela ou est-ce une fatalité ? Peut-on échapper à son passé ? A-t-on droit à une seconde chance ? Est-ce qu’on peut changer ? Autant de questions que chacun se pose à certains moments de sa vie, au moment de vrais changements comme l’envie de maternité…
Il n’y a pas beaucoup d’écriture de ce type pour les femmes : on trouve le plus souvent des personnages qui sont soit dans la violence, soit dans la revendication. Or, May est dans une demande très modeste : celle d’avoir le droit de vivre ce qu’elle a envie de vivre en échappant aux préjugés.
Dès la première scène, le personnage est si simplement émouvant dans son rapport à la nature, au monde des oiseaux, à l’idée de liberté et de fragilité qu’ils représentent, tandis que son instinct de maternité se manifeste dans l’envie de protéger, de soigner, d’aider à grandir. Cette première scène peut paraître anodine mais elle est absolument fondatrice parce qu’il y a quelque chose de très délicat qui s’y joue.


I.D. : Vous avez écrit une biographie de Sarah Bernhardt, vous êtes comédienne, pianiste, vous chantez… Quelle est la place de la comédienne dans votre vie, comment travaillezvous tout cela en même temps ?


Sophie-Aude Picon : La place de la comédienne et du théâtre est absolument centrale dans ma vie : c’est un vrai choix que mes autres activités nourrissent. C’est aussi la logique de l’intermittence : on ne travaille pas tout le temps sur un plateau. Je fais également de l’assistanat à la mise en scène, au théâtre mais aussi à l’opéra, avec Irène Bonnaud et David Lescot. Cette activité fait d’ailleurs le lien avec la dramaturgie, le travail sur le jeu… Tout cela est complémentaire et nourrit la comédienne que je suis et les personnages que je travaille.


I.D. : Pourquoi avoir choisi d’écrire une biographie de Sarah Bernhardt ?


Sophie-Aude Picon : Je savais que Gallimard cherchait des auteurs pour écrire sur de grandes figures féminines. J’ai proposé Sarah Bernhardt et Isadora Duncan. J’avais très envie d’écrire sur Isadora Duncan… et Gallimard a choisi Sarah Bernhardt ! On a d’elle l’image d’un monstre sacré, d’un personnage extrêmement vibrant, excessif, excentrique et en plongeant dans sa vie, j’ai découvert qu’elle avait avant tout un caractère extraordinaire et une force de volonté sans pareille qui lui avait fait déplacer des montagnes. C’est une sorte d’exploratrice des temps nouveaux : elle a traversé la planète, elle a joué dans les endroits les plus éloignés et les plus improbables….
J’ai donc été séduite par cette force de conquérante. Quant aux doutes que j’avais sur son jeu, et qu’on lit dans certaines critiques de l’époque, je me suis rendu compte qu’elle n’était pas si affectée que ça et qu’elle cherchait vraiment quelque chose de nouveau : la mélopée, cette sorte de récitatif très musical qui lui faisait dire une longue tirade d’alexandrins sur une même note pour la casser tout à coup afin que l’émotion naisse… Les critiques rapportent que les salles étaient hypnotisées par son jeu. Elle savait manipuler son public pour créer ses personnages. Il y a quelque chose de la magicienne en elle et en écrivant cette biographie, elle est devenue pour moi un personnage fascinant.


I.D. : La devise de Sarah Bernhardt était « quand même ! » Ce pourrait être la devise de May ?


Sophie-Aude Picon : Oui, cette devise était imprimée sur son papier à lettres, gravée sur sa vaisselle, brodée sur ses mouchoirs, c’était son moteur intérieur, ce qui dit bien sa force de volonté pour réussir à surmonter les obstacles !
Chez May il y a en effet cette même ligne, cette même colonne vertébrale, une volonté opiniâtre mais discrète à l’ oeuvre, une sorte d’obstination en mode mineur, absolument.

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.