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Stille Nacht

mise en scène Joachim Latarjet

: Entretien avec Alexandra Fleischer

réalisé par Patrick Lardy/CDN de Besançon

Peux-tu me résumer l’histoire que vous racontez dans ce spectacle ?


C’est assez compliqué. Nous avions Joachim et moi envie de parler de l’histoire de mon père, René Fleischer. On s’est rendu compte très rapidement que nous avions du mal à le faire et que celui qui en parlait le mieux, c’était lui. D’où l’idée de lui laisser la parole, en vidéo, dans le spectacle. Notre rôle consistant à la ponctuer par ce à quoi cette expérience de vie nous renvoyait. D’où la naissance de thèmes comme la menace, la hantise, le danger, qui ont trouvé des expressions musicales, chorégraphiques et théâtrales dans le spectacle.


Et sur ces thèmes, vous avez effectué une collecte de textes, vous vous êtes nourris de récits de survivants ?


Nous avons d’abord écouté mon père parler de cette période en l’interviewant – la Seconde Guerre mondiale vue par les yeux d’un enfant juif allemand caché en France. Les questions liées au langage, à la langue maternelle sont alors apparues comme centrales. Pourquoi refusait-il de parler allemand ? Pourquoi m’avait-il imposé de prendre allemand première langue ?... Nous nous sommes aussi beaucoup interrogés sur les possibilités de traiter de ces thèmes, de cette période de drames et de désolation humaine en évitant d’en parler frontalement, directement. Nous avons lu énormément de textes sur la shoah – dont ceux de l’écrivain Imre Kertesz, même si finalement nous n’avons pas conservé ses écrits dans le spectacle, et ceux de Primo Levi – et nous avons regardé beaucoup de documentaires. Un ouvrage nous a particulièrement impressionné, même si on l’a découvert très tardivement dans le processus de création : Les Disparus de Daniel Mendelsohn. Ce livre m’a énormément touchée parce qu’il parle, dans cette période de l’histoire, des secrets de famille ; il essaie de mettre à jour les secrets, de retrouver les traces. Nous avons, à notre manière, essayé de faire la même chose : regarder l’histoire de René Fleischer comme une énigme à résoudre. Et pour ça, il nous a fallu faire grandir ce petit garçon.


Ton père regardait-il aussi cette disparition de la langue comme une énigme ? Donnait-il des explications ? Vous êtes-vous dit que vous pouviez trouver d’autres réponses en recourant à d’autres modalités d’enquête ?


C’est ça. Mon père fait partie de cette génération d’hommes qui se protègent toujours en parlant peu d’eux et plus des événements de manière impersonnelle. Il présentait paradoxalement la période comme heureuse, agréable, affirmait n’avoir manqué de rien… Et puis il y avait le sujet tabou : les disparus, sujet sur lequel il ne dévoilait rien. Dans le travail, nous nous sommes beaucoup inspirés de Masse et puissance d’Elias Canetti, il nous a semblé qu’il s’exprimait avec une grande justesse sur cette période recouverte de fantômes et de secrets, justement parce qu’il n’attaquait jamais ces questions frontalement, mais qu’elles travaillaient continuellement son ouvrage. Nous ne voulions pas non plus nommer abruptement les choses : nous redoutions le réalisme. On désirait faire quelque chose qui parte de la tête d’un enfant et imaginer ce qu’il avait pu vivre et se raconter.


Qu’est-ce qui se passe concrètement sur le plateau ? Une vidéo projette ton père racontant son histoire et des actions théâtrales, musicales et chorégraphiques s’immiscent dans le cours du récit ?


René raconte ses souvenirs : un petit village du Loir-et-Cher, une femme qui le cache pendant cinq ans, des soldats allemands occupent la maison, il leur parle spontanément dans sa langue maternelle. La femme qui s’occupait de lui a pris peur, l’a enfermé dans une pièce d’où il est ressorti bègue, sans plus jamais parler allemand. Et ce qui se passe sur scène, c’est tout ce qu’on a collecté. On a cherché à faire un spectacle là-dessus en évacuant systématiquement ce qui était trop concret ou réaliste. Un danseur nous a rejoint et nous souhaitions qu’il joue tous les rôles, celui de l’enfant, celui de l’Allemand… qui pouvait être aussi une projection de l’imagination d’un enfant. Notre envie était d’aborder aussi certains thèmes liés à l’enfance et à ses traumatismes : la peur, la menace, le danger, les cauchemars. La question étant : qu’est-ce qu’un enfant pouvait imaginer, comprendre dans un temps de l’histoire aussi tragique que celui-là ? La présence de René à l’écran est chargée d’émotion : sans lui il n’y aurait pas de spectacle. Ce spectacle a permis de lever un silence familial ; sans être dans une démarche thérapeutique, j’ai appris énormément de choses sur ma famille et sur mon histoire. Même si j’avais peur de faire Stille Nacht, l’envie de parler des morts a été la plus forte. Nous sommes la génération d’après, celle qui n’a pas vécu et qui veut comprendre, d’où cette nécessité de faire parler et d’entendre les morts et de manier l’idée que, comme le dit si magnifiquement Daniel Mendelsohn, « les morts ne sont pas tant disparus que dans l’expectative. »

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