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J'habitais une petite maison sans grâce, j'aimais le boudin


: Interview de Virginie Thirion

Propos recueillis par Emilie Gäbele en septembre 2013

Pourquoi adapter Spoutnik, le seul texte autobiographique de Jean-Marie Piemme ? Comment est né ce projet ? Part-il d’une initiative personnelle ou collective ?


Philippe Jeusette est à l’origine du projet. Il apprécie particulièrement Spoutnik et en a fait part à Jean- Marie Piemme. Conjointement, ils ont fait une première sélection du texte, puis se sont tournés vers moi.


Philippe et moi avons travaillé à partir de cette première sélection. Nous avons eu l’occasion de tester la théâtralité de cette matière lors d’une soirée Portées/Portraits à Passa Porta, en novembre 2011. Ces soirées mélangent texte et musique. J’ai fait appel à Éric Ronsse avec qui j’aime travailler. Lors de cette soirée, malgré le peu de répétitions que nous avions eues, il s’est passé quelque chose : le contact du texte et de la musique, la présence de Philippe et celle d’Éric… Il m’a semblé évident que Philippe ne serait pas seul sur scène, qu’Éric serait là aussi, permettant de faire coexister souvenir et présent, en faisant résolument exister la contemporanéité d’une époque ne serait-ce que par la présence des instruments qu’il utilise. Il ne nous laisse pas en tête en tête avec le passé de quelqu’un, avec un Jean-Marie fictionnalisé.


En arrière-plan du projet, nous ne pouvions ignorer l’actualité des usines, d’Arcelor Mittal… Il existe une sorte de fin programmée de ce monde-là, inéluctable et révoltante. Jean-Marie exprime très bien cette idée à la fin de Spoutnik : « Une fois que je ne serai plus là pour attester leur existence, ceux-là basculeront dans l’univers des fictions possibles. » Tout ceci a alimenté la réflexion. Si urgence il y a, il nous semble important de dire que les ouvriers ne sont pas seulement des gens qui se plaignent parce qu’ils sont en train de perdre leur emploi. C’est tout un pan de l’Histoire, de leur histoire, qui est en train de disparaître. Cette partie du projet a été élaborée de manière intuitive. Elle a fait son chemin à travers le texte et notre propre sélection.


Le texte est-il fortement adapté ou avez-vous voulu rester au plus près de l’écriture de Jean-Marie Piemme ?


La matière de base, à savoir Spoutnik, représente un énorme volume. Il nous fallait donc élaguer et n’en retenir qu’une partie. Il n’y a pas de réécriture, ni de la part de Jean-Marie, ni de la mienne. Jean-Marie étant un auteur de théâtre, il y a naturellement quelque chose de théâtral dans son écriture, de naturellement « vivant » qui ne doit pas être retravaillé dans ce sens, même si Spoutnik n’est pas une pièce de théâtre. Le travail d’adaptation en tant que tel a plutôt eu lieu dans les choix des textes, leur agencement, mais aussi dans le rééquilibre entre ce qui appartient à l’histoire familiale et ce qui appartient à quelque chose de l’usine à travers l’histoire parentale.


La petite histoire se retrouve de cette manière dans la grande Histoire ?


Oui, mais sans le souligner. La grande Histoire doit rester de l’ordre de l’écho, de l’évocation. Il ne s’agit en aucun cas de donner de leçon à qui que ce soit.


Pourquoi ce titre : « J’habitais une petite maison sans grâce, j’aimais le boudin » ? Pourquoi ne pas avoir gardé le titre original ?


Tout simplement suite à une réaction d’un ami qui trouvait que ce titre n’évoquait plus grand-chose à la jeunesse. C’est quoi Spoutnik ? Nous avons partagé cet avis et avons fait appel à un titre ancré dans le matériel, le quotidien, un titre évocateur, qui ne soit ni nostalgique, ni romantique et encore moins revendicateur. Ce titre, aussi prosaïque soit-il, doit nous mettre les pieds dans le concret des choses. Le titre, c’est déjà l’affiche et ce titre-là, en l’occurrence, prend toute la place sur l’affiche ! On ne voit que lui. Quand on le lit, on se fait tous une image. Je voulais que l’énoncé raconte déjà quelque chose. Résolument, ce titre parle aux gens, que l’on aime ou pas le boudin !


Comment traduis-tu sur scène cette tension entre le passé et le présent ?


Par le biais du souvenir. Quand je lui ai fait la proposition de nos deux présences sur scène, celle d’Éric et la mienne, Philippe l’a très justement reformulée en se demandant si c’était lui qui faisait revivre ses fantômes, ou si c’était ses fantômes qui venaient le hanter… Cette idée nous a accompagnés tout au long du travail, à savoir « comment allons-nous faire ressurgir les fantômes ? ». Éric Ronsse et moi-même – puisque je joue dans la pièce également – sommes de potentiels images parentales ou de personnages qui croisent le passé du petit garçon qui se raconte.


Pour traduire ces souvenirs et le passé, on fait appel également à la vidéo. On l’utilise davantage pour évoquer que pour documenter. Sofia Betz m’a aidée pour la dramaturgie des images. Bob Jeusette a réalisé une partie des séquences (pour le côté création) et Tawfik Matine, notre assistant, l’autre partie (pour le côté archives). Ce rapport aux images est de l’ordre du souvenir fictionnalisé, du souvenir plus « documentaire » d’une époque, ainsi que du présent du personnage. Nous travaillons les possibilités qu’offrent les images, c’est-à-dire la magie d’apparitions d’images différentes sur le plateau : images purement théâtrales et images projetées.


Qu’apportent sur scène ta présence et celle d’Éric Ronsse ?


J’accomplis tout rêve de metteur en scène en étant moi-même sur scène, et fais en sorte que le spectacle se passe bien, que les choses puissent exister. Je permets également de faire exister le fantôme de la mère, de même qu’Éric fait exister celui du père. Nous prenons en charge des morceaux du texte, ce qui permet à Philippe non pas de faire croire qu’il s’adresse à sa mère ou à son père, mais de donner aux spectateurs de potentiels référents, sans pour autant revenir à des situations réalistes. Cette différence de voix permet de nourrir l’imaginaire du spectateur et fournit à l’acteur des appuis de jeu, pour nourrir ses ruptures, renouveler les axes de son adresse. Elle nourrit la dynamique du jeu et introduit une forme de polyphonie. Nous ne créons pas un seul-en-scène.


Un petit mot sur la musique qui sera jouée en live ?


Les influences musicales sont multiples. Il y a des variations sur les musiques de l’époque, des passages musicaux rythmiques ou thématiques en rapport avec ce que se dit, des compositions originales sur certains passages de textes… L’insert d’extraits d’un autre texte de Jean-Marie Piemme, « J’ai des racines » – texte publié en 1998 dans Alternatives Théâtrales – est un véritable « parler-chanter blues ». Cet accompagnement musical permet également à Philippe de chanter, notamment une chanson d’Elvis.


Comment est pensée la scénographie ?


On a opté pour le côté familial, par la reconstitution hyperréaliste d’un tout petit morceau de cuisine, lieu central par excellence de la famille. De plus, Philippe et moi cuisinons sur scène.


Est-ce l’histoire d’un affranchissement ? À l’époque, on suivait souvent le schéma du père. Mais ici, Jean-Marie Piemme n’est pas devenu ouvrier. Fallait-il échapper à tout prix à ce schéma-là, à cette vie-là ?


C’est une histoire d’affranchissement malgré lui. En effet, c’est son père qui a eu l’intuition qu’il ne pourrait pas s’en sortir dans ce milieu-là. C’est son père qui l’a inscrit à l’université, lui qui était un élève très moyen et dont les professeurs doutaient sérieusement de la nécessité d’une expérience scolaire prolongée. Il aurait aimé qu’il fasse médecine ou droit. Jean-Marie optera plutôt pour la philologie romane. La figure parentale l’a profondément marqué. Dans un passage de Spoutnik, le père fait un raisonnement paradoxal : il dit que les Allemands ont eu de la chance d’être bombardés pendant la seconde guerre mondiale parce qu’ils ont pu bénéficier des crédits de reconstruction américains et partir sur de nouvelles bases en rénovant tout de fond en comble. Les Belges, quant à eux, n’ont pas eu cette « chance » et sont restés avec leurs vieilles machines, leur vieille industrie, leurs vieilles méthodes de production. L’économie allemande allait bientôt distancer de loin l’économie belge. Le père de Jean-Marie Piemme ne reniait pas du tout ses origines ouvrières, mais il voyait toujours plus loin. Ce qui amène son fils à dire « Je suis l’enfant d’un désir de mouvement qui vient de loin ». Il dit également : « Nous étions l’aile avancée d’un prolétariat qui rêve de ne plus l’être, mais n’entend pas pour autant s’arracher à ses racines. » Cette phrase résume bien son parcours. Et quand il évoque le point de vue de sa mère, il l’exprime en lui prêtant cette volonté : « Il faut effacer aux yeux de tous qu’on vient de rien, qu’on n’est pas grand chose, il faut effacer la basse extraction à nos yeux mêmes. » Ces phrases sont représentatives de l’impulsion paternelle. Il n’y a aucune honte, seulement une nécessité d’affranchissement.


En deux mots, comment qualifierais-tu ce spectacle ?


C’est un souvenir joyeux ; joyeux dans l’évocation et joyeux dans ce qui se passe sur le plateau entre les interprètes. Loin de nous l’idée de faire une évocation nostalgique, misérabiliste ou plaintive. Il ne s’agit ni de donner une leçon que tout le monde connaît, ni de dire que c’était mieux avant. Nous voulons montrer qu’ils ont vécu de cette manière, avec cette chaleur-là, qu’ils menaient cette vie-là. Il est, par exemple, raconté dans le texte que tous les quinze jours, les femmes récupéraient la paie de leurs maris et ne leur laissaient qu’un seul billet afin qu’ils ne dépensent pas tout l’argent du ménage au café. Non que tous les ouvriers fussent des alcooliques, mais parce que « la vie en usine donne soif » et qu’il était courant de se relaxer entre camarades autour d’un verre, après une longue journée de travail.


Nous aimerions recréer, redonner vie chez le spectateur, quel qu’il soit, à des émotions de son passé. Et plus largement évoquer cette question « Quel rapport entretenons-nous avec le passé ? ».

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