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Splendid's

+ d'infos sur le texte de Jean Genet

: Note d'intention

Et si les rapports de force s’inversaient et que l’Autre était nous ? Et qu’ainsi la langue de l’Autre, c’està- dire la nôtre, devenait celle du Mal ? Si le Policier parlait arabe et les bandits français qu’est-ce que ça voudrait dire ? Des blancs qui prennent en otage un Policier arabe ? Un Arabe qui tue une Américaine ? Si nous armions cette bande de Kalachnikovs, alors nous serions face à des terroristes qui prennent en otage l’Amérique en terre arabe. L’AK 47, arme du pauvre, des groupes révolutionnaires et des rebelles du monde entier, mais aussi de nos cités. Alors nous y sommes, « dans un hôtel de luxe quelque part dans un pays arabe, sept voyous prennent en otage une américaine et un policier. » La voix de la radio, les médias parlent donc arabe. Avec les contestations actuelles en Tunisie, en Egypte, en Libye, au Yémen et ailleurs, que comprendre alors?


Ces questions sont les fruits de notre première étape de travail au Maroc. Forts de cette expérience, nous entamons la création à Paris et décidons de maintenir l’action en terre arabe. La Voix de la radio et Le Policier parlent en arabe et sont surtitrés en français alors que les preneurs d’otages arabophones s’expriment en français ou en arabe selon leur interlocuteur. On retrouve en eux « les gangsters d’une bande internationale s’étant rendus sans lutte à la police, lâchement » dont Genet fait mention dans Le Journal du voleur. On ne peut échapper à certains clichés actuels qui font de nos bandits tantôt des terroristes tantôt des petits délinquants. Le gangster tel que l’imaginait Genet recouvre un nouveau visage. Là où l’auteur voyait des petites frappes en frac qui tentent de ressembler aux gangsters des films noirs des années quarante, nous mettons des délinquants de diverses origines qui jouent aux guerriers. Genet considérait la langue française, celle de l’oppresseur, comme son unique arme. Il s’est refusé l’argot pour mieux conquérir son ennemi et le déranger. Après le 11 septembre 2001, une des langues de « l’axe du Mal » n’était-elle pas l’arabe ? Dans le contexte actuel, elle devient la voix de la révolte : « Hier j’ai forcé mes propres barrages de police. Et je suis venu vers vous. Il fallait un autre courage que le vôtre », dit le Policier. La figure de l’Américaine, alors teintée du cliché doré qu’avait la France d’après-guerre de l’Amérique toute puissante, est révélée ici par le prisme du monde arabe. Elle porte en elle l’image d’un Occident impérialiste et prospère alors que l’Orient est définitivement masculin et brutal. La violence des malfaiteurs à l’égard de l’Américaine joue alors des stéréotypes liés aux croisements des regards d’une culture sur l’autre. C’est ainsi que l’emploi de la langue arabe, par tout ce qu’il évoque, nous livre de nouvelles clés de lecture de l’oeuvre. Tout comme les bonnes, les nègres ou les prisonniers à qui Genet donne la parole, ces bandits s’expriment dans une langue lyrique mais violente, fleurie et viscérale. Leur manière de parler dénote d’avec le langage qu’on leur prête couramment. Cet écart poétique, ravivé par la musicalité de la langue arabe, nous ramène à la représentation. « Un hall, au 7e étage d’un grand palace. À droite et à gauche les portes des chambres. Au fond des fenêtres reliées par un balcon. Lustres. Luxe. Tapis. », voilà les premiers indices que Genet nous livre sur Splendid’s. « Ils sont dépeignés. Ils ne quittent jamais leur mitraillette des mains, même pour danser. Ils ne se touchent jamais». Ils sont sept à retenir en otage un Policier arabe et une Américaine. Une situation tout droit sortie d’un polar. Il ne faut pourtant pas s’y méprendre, même si à première vue l’intrigue est simple, Splendid’s n’est d’aucune façon une pièce d’inspiration réaliste. La puissance métaphorique dégagée des rituels de mort qui articulent la pièce élève cette dernière et la déconnecte de tout réalisme. Alors comment échapper au réel quand les mots sont si concrets ? Que se passe-t-il si, comme l’indique Genet dans Haute Surveillance, pièce dont les résonances avec Splendid’s sont nombreuses, « Toute l’action se déroule comme dans un rêve »?


l’espace, huis clos de tous les possibles


D’abord il y a l’espace de cette situation extrême où, suite à une prise d’otage ratée, des bandits se retrouvent enfermés dans un Palace à deux heures de l’assaut policier. Prisonniers en huis clos, l’Américaine étranglée la veille par l’un des leurs, tout semble les conduire à un dénouement sanglant. Nous partons du principe que le théâtre est le Palace dans lequel évoluent les gangsters. L’action se déroule sur un podium exigu posé au centre de la salle où sont habituellement assis les spectateurs. Le territoire de jeu se limite à un carré scénique de quatre mètres sur quatre à la fois ring et purgatoire. Le public encercle l’espace de jeu dans un rapport quadrifrontal à l’image de la foule cernant l’hôtel de luxe dans lequel les voyous sont à la fois preneurs d’otage et prisonniers. Les regards intrusifs des spectateurs exhalent la promiscuité de ce huis clos. Plutôt que de feindre de ne pas voir le public, les comédiens les incluent dans la problématique de la pièce : doit-on se rendre lâchement à la police ou bien mourir en héros du crime ? Ces échanges entre les spectateurs et eux se lisent ponctuellement dans des regards prononcés ou des adresses directes. « Vous me comprenez ? Non ? Vous ne pouvez pas », leur lance le Policier en arabe. Tout du long, nous maintenons l’auditoire dans la tension du ring suggérée par notre dispositif. Le jeu des acteurs sur scène oscille entre grand calme et fureur. Tous les personnages sont à un moment saisis d’une forte crise que nous décuplons volontairement afin d’en montrer les limites. Le rythme est tendu par l’urgence de la situation, à l’exception de temps de métamorphoses ou de projections de la pensée, dont nous développerons le contenu plus tard, où là nous assumons d’étirer le temps.
Dans cette souricière, les acteurs, éclairés par une lumière franche comme accablés par une chaleur caniculaire, errent dans un espace dépouillé où seuls résonnent la radio et le bruissement d’un ventilateur. "Toute l'action se déroule comme dans un rêve" porté par l'univers sonore de Nicolas Baby. Projetées à partir d’un procédé de multi-diffusion et mixées en direct chaque soir, diverses nappes sonores se superposent et naviguent d’un point à l’autre de la salle. Il peut s’agir d’extraits de musique classique ou électronique ou bien de jazz ; de bruitages ou encore d’ambiances sonores. Les spectateurs et les comédiens qui partagent le même espace sont plongés à égale mesure dans un univers sonore bourdonnants – échos des esprits de nos gangsters. C’est une manière de pénétrer acoustiquement le trouble dans lequel ils se trouvent. Le niveau sonore fixé en fonction de celui des comédiens, extrêmement faible ou très puissant, s’adapte aux tensions de jeu et accompagne les enjeux dramatiques.


la métamorphose : une échappée du réel


L’hôtel désert hanté par les bandits condamnés répond exactement à la définition que Genet donne de la scène, « un lieu voisin de la mort, où toutes les libertés sont possibles ». Cette nuit est celle des métamorphoses et des funérailles. C’est l’occasion de fêter les morts et de les faire parler. Dans le texte, il y a ceux qui ont réellement été tués – Dédé, l’Américaine – puis il y a tous les autres que nous considérons comme déjà morts. À deux heures de la fin, l’espace purgatoire devient le lieu de l’expiation des fautes, c’est le moment de faire tomber son masque et de s’assumer dans toute sa vérité face aux regards des autres. Pour renforcer ce malaise, nous empêchons toutes entrées ou sorties des comédiens en condamnant les portes du théâtre. Lorsque la pièce commence, on apprend que la bande est scindée en deux. Le clan de Jean, installé dans le hall principal de l’hôtel c’est-à-dire sur la scène s’oppose à celui de Riton, implanté dans un corridor situé en hors scène. Dans notre dispositif, tous sont présents tout le temps. Lorsqu’ils sont en jeu, les comédiens sont sur le podium au centre de la salle. Sinon, lorsqu’ils ne sont pas pris par l’action, ils restent aux alentours au niveau du public. Qui sont-ils alors ? Ils deviennent des fantômes d’eux-mêmes qui errent dans l’attente de leur jugement. En pratique, ils ne font pas grand chose. Dans une écoute froide, dégagée de toutes émotions, ils assistent à ce que les autres en scène disent d’eux. Jean par exemple se plaint à Scott de la trahison de Riton, l’accuse d’avoir tué l’Américaine et d’être responsable de leur échec. Alors qu’il critique son comportement, il peut voir le spectre de celui-ci passer et cette vision envenime ainsi son sentiment. À des moments clés de tension, nous avons recours à ce procédé. Il sert de déclencheur dans le jeu des comédiens et renforce l’emprise de l’enfermement sur eux. Mais revenons-en à ceux qui sont réellement morts. Dans le texte, Pierrot hanté par le fantôme de son frère mort la veille s’empare de la scène pour le faire revivre. Il prend la voix et les gestes du défunt au point de se perdre lui-même. Comment traiter cette métamorphose proposée ici par Genet ? Toujours dans cette volonté de ressusciter les morts, nous le faisons se recouvrir du sang de Dédé. Nous abordons cet acte comme un rituel durant lequel Pierrot, saisi d’un trouble hallucinatoire, donne la sensation d’être habité par le corps et la voix de son frère. Nous ne savons plus si c’est Pierrot ou Dédé qui parle. Crise de possession ou accès de folie ? Volontairement, nous semons le trouble entre ce qui est de l’ordre du réel ou de l’illusion. Il en va de même lorsque, toujours dans le texte, pour gagner une heure de vie, on décide de faire renaître l’Américaine et de travestir contre sa volonté le chef de la bande. Jean, cruellement destitué de ses fonctions, est forcé à revêtir la robe du bal et à apparaître au balcon. Alors que tout porte à croire qu’il est réticent, il se prend soudainement au jeu au point d’en nier son identité : «Vous avez voulu faire de moi celle que je suis ? J’accepte. Vous êtes les hommes, je suis la reine du Bal». Ce renversement inattendu, là encore nous égare. Est-ce Jean qui s’exprime, l’Américaine ressuscitée ou bien Jean qui se projette en elle ?


au-delà des mots, le corps en proie à l’hallucination


La pièce revêt donc les allures d’un rêve ou celle d’un rituel de l’adieu. Pour aller plus loin encore et afin que l’hallucination s’inscrive dans les corps et dans l’espace, nous choisissons d’introduire de nouveaux espaces de jeu propices à l’incarnation des désirs refoulés et des pulsions les plus cruelles. De cette manière, nous brouillons la frontière entre le réel et le fantasme. Au climax des tensions entre deux personnages, la parole s’interrompt pour laisser place à ce que nous appelons une projection de la pensée. Le procédé est presque cinématographique, il consiste à suspendre l’action en cours pour basculer dans une pensée du personnage. Prenons comme exemple la projection de Bob. Considéré comme le faire valoir de la bande, il n’a jamais osé auparavant tenir tête à Jean, le caïd du groupe. À deux heures de la fin et parce qu’il n’a plus rien à perdre, il fait tomber le masque et reconnaît ses failles : « Je suis lâche et je me vante de l’être, c’est mon courage». Alors que la tension est à son paroxysme, Bob s’arrête net au milieu d’une envolée lyrique et fixe son regard le temps d’un long silence. L’action est de ce fait suspendue. Puis soudainement il s’attaque physiquement à Jean rompant ainsi avec la didascalie initiale qui impose de ne jamais se toucher. Dans un accès de fureur, il le frappe sauvagement jusqu’à la limite de ses forces. Dans sa projection, il s’imagine dominer Jean qui de son côté se laisse complètement faire. L’attaque dure assez longtemps afin de déconcerter le public qui, à moins d’un mètre et sous les projecteurs, subit la violence de cette agression. Tranquillement alors que le contact physique se défait, la parole revient comme si tout cela n’avait jamais eu lieu. Plus tard, alors que Bravo vient s’accuser du meurtre de l’Américaine et avoue « J’aurais pu être votre femme, puisque vous vous en priviez depuis le jour où la bande s’est formée en prison. J’aurais pu – j’aurais dû ! – porter des robes, je me les suis refusées, des toilettes qui m’auraient faites plus belle que le morte. Cette nuit, les gars, je deviens la fille qui mène le combat », nous le postons face au même type d’hallucination. Le processus reste le même : interruption brutale de la parole et expression bestiale d’un désir refoulé. Bravo se projette en train d’étreindre fougueusement Riton. Lui qui se plaignait précédemment à Jean : « Pas une seconde de douceur. Jamais entre nous de contacts » assume dans ce fantasme son homosexualité.
Au-delà de nous suggérer l’invisible et de nous donner de nouvelles clés de lecture sur les personnages, ces choix de mise en scène nous rappellent que nous sommes au théâtre et que le jeu, leitmotiv de la pièce, est la seule issue. Les malfrats jouent aussi bien «à être cette nuit les gangsters qu’ils n’ont jamais été» qu’à ruiner leur image, à devenir autre en s’annulant et se perdant. Devenu personnage de théâtre, le criminel dévoile, pour s’en délivrer, l’image de rêve à partir de laquelle sa légende est écrite. Au nom de quel engagement devrait-il rester fidèle à l’idéal héroïque du criminel que l’extérieur lui impose ? Et si sa perfection consistait plutôt à être lâche ? La «beauté en creux» propre à Genet s’approfondit davantage et se manifeste par l’abdication : les lois là encore sont renversées. On assiste à la défaite de l’image. Les gangsters jouent à être ce que leur image leur interdisait d’être : la tapette, le lâche, le nouveau chef…


Nourri par notre expérience puisée au Maroc, le projet a grandi grâce à différentes étapes de recherches. Le mariage des langues arabe et française, et ce qui en naît, nous permettent de décaler le centre de gravité attendu à la première lecture de Splendid’s tout en magnifiant le verbe de Genet. Le recours à l’arabe amène avec lui un imaginaire qui vient suppléer à l’univers de l’auteur. Aussi, le jeu - fantasmagorie du réel -, l’hallucination, les métamorphoses, la fête funèbre, le huis clos sont autant de chemins que nous choisissons d’explorer pour rentrer dans la pièce afin de lui rendre son identité métaphysique et sublimer le réalisme qu’elle inspire. En les empruntant, nous retrouvons les multiples thématiques de la pièce comme la trahison, la glorification du Mal, l’obsession du pouvoir ou l’homosocialité. C’est aussi une manière pour nous de trouver ce pas de côté qu’esquisse le texte et de lui donner d’autres perspectives. En tous les cas, c’est là que nous a mené notre odyssée à la rencontre de Jean Genet.

Cristèle Alves Meira

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