theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Sous l'oeil d'Œdipe »

Sous l'oeil d'Œdipe

+ d'infos sur le texte de Joël Jouanneau
mise en scène Joël Jouanneau

: Entretien avec Joël Jouanneau

Comment expliquez-vous que l’histoire de la famille des Atrides soit mieux connue que celle des Labdacides ?


C’est un constat qui m’a conduit à renoncer à un premier titre auquel j’avais songé pour ma pièce : Une histoire des Labdacides ne disait rien à personne. OEdipe, Jocaste ou Antigone, sont pourtant des figures mythiques qui traversent le temps et façonnent notre imaginaire tout aussi bien que ces Atrides que furent Agamemnon, Oreste ou Électre. C’est le seul nom du clan qui est peu répertorié. Le pourquoi, je n’en ai pas la clé. J’aime à penser que c’est l’absence d’une même plume qui en est la cause. Les Atrides ont eu leur poète, cela a donné L’Orestie. Le même Eschyle a bien écrit une trilogie des Labdacides, elle aurait porté le nom d’OEdipodie, mais il ne nous reste que le dernier volet, Les Sept contre Thèbes, les deux premiers ont disparu. Euripide a également traité la guerre des deux fils d’OEdipe dans Les Phéniciennes, mais sa version est très différente, voire opposée. De fait, c’est par Sophocle que la saga du clan nous parvient, avec OEdipe roi, OEdipe à Colone, Antigone, trilogie oui, mais qu’il écrit dans le désordre, commençant par la fin d’Antigone, et qui fait l’impasse sur la lutte fratricide pour Thèbes, laquelle n’apparaît que hors champ.


À l’image de L’Orestie vous auriez donc tenté d’écrire votre trilogie ?


Il m’est arrivé il est vrai, au cours du travail, de penser que j’écrivais ma « Jocastie », mais Sous l’oeil d’OEdipe n’est ni une trilogie ni même une tétralogie, quand bien même elle se compose de quatre épisodes ( La malédiction, Le père, Les frères, Les soeurs ), puisque ceux-ci sont assemblés dans une même pièce qui ne devrait pas excéder trois heures. Une tétralogie impliquerait trois ou quatre fois ce temps. Or non seulement il aurait fallu que je sois certain de la nécessité d’une telle durée pour me lancer dans l’entreprise, mais je suis par ailleurs convaincu que les ellipses, les ruptures, m’ont conduit à durcir la langue et à me centrer sur les raisons initiales qui me faisaient revenir sur le mythe : rendre compte de la brutalité et de la violence du monde actuel.


Comment avez-vous composé vos quatre épisodes ?


Le mythe en est la structure narrative, et Sophocle le socle. Avec Euripide pour le troisième épisode. D’Eschyle, il ne reste je crois rien, sinon les insomnies d’Étéocle, qui sont aussi les miennes. Mais si j’ai écrit Sous l’oeil d’OEdipe à l’ombre ou dans le sillage de ces deux géants, je ne peux toutefois parler de simple montage, ou même d’adaptation, comme j’ai pu le faire avec Walser, Conrad, Jelinek, Kertesz, ou Dostoïevski, adaptations que je n’ai d’ailleurs jamais cherché à publier, souhaitant que les spectateurs se reportent aux romans d’origine. Là, je l’ai fait, et je signe la pièce. Ce n’est pas seulement D’après Sophocle et Euripide que j’ai écrit, c’est aussi Après eux. Sachant donc ce que nous savons depuis. Étant ce que je suis. Ayant lu ce que j’ai lu.


Y a-t-il dans ces lectures des oeuvres plus prépondérantes que d’autres ?


Oui. OEdipe arrive à Thèbes avec un livre de petit format sous le bras, et ce livre est d’Edmond Jabès. Devenu roi, on lui remet, avec le sceptre, un exemplaire du Corps du Roi de Pierre Michon. Aveugle et devenu paria, il lit avec les doigts des brouillons de Beckett ou Eliot. Mon Antigone, dans sa longue errance, a sinon rencontré du moins lu Emily Dickinson. Et il est certain que mon Ismène aimerait ressembler au poème que lui a consacré Ritsos, même si elle n’en a retenu que des pelures d’orange. J’ajoute que tout en écrivant, je lisais de la poésie tous les soirs, de Celan à Michaux, de Caroline Sagot- Duvauroux à Yeats, de Hölderlin à Jacottet. Il doit bien en rester des traces.


Vous voulez dire que vous utilisez des extraits d’autres oeuvres ?


Des extraits non, jamais. Enfin, si : cinq vers de Leopardi que Jocaste a sans doute appris à Antigone, mais d’où les tenaitelle ? Pour le reste, ce sont d’échos dont il faudrait parler. Et au final peu nombreux. Reste qu’ils m’ont traversé. On ne lit pas innocemment. Un demi vers de Rimbaud lu le soir peut déclencher une demi page d’écriture le matin. Je peux même dire que je n’aurais jamais pu écrire ma pièce si je n’avais, depuis dix ans, lu et relu Blesse, ronce noire, de Claude Louis-Combet dont il ne reste pourtant qu’une odeur, l’aubépine.


Mais quand vous avez travaillé sur les tragiques grecs, vous avez dû utiliser des traductions. Comment choisissez-vous les versions à partir desquelles vous écrivez ?


Ne connaissant pas le grec ancien, non plus que le moderne, c’est par le seul travail des traducteurs que j’ai pu rencontrer Sophocle et Euripide. Je leur dois donc beaucoup. Et j’ai, de fait, oui, lu un grand nombre de traductions. C’est un labyrinthe passionnant. Très vite cependant, j’ai su que je ne pourrais être prisonnier d’une seule. Et je n’avais nulle envie de paraphraser. Mon projet était autre : je voulais décrire les traces aujourd’hui de ce mythe sans âge. Donner à entendre ses échos en nous, échos intimes et collectifs. La découverte du titre a été décisive : j’acceptais d’écrire sous l’oeil d’OEdipe, mais pas sous celui de Sophocle ou d’Euripide. Ma liberté impliquait donc un acte symbolique, à la fois amoureux et sacrilège à leur égard. J’ai ainsi imaginé que ma bibliothèque avait brûlé. Ou qu’une inondation l’avait endommagée. Ou qu’un ouragan malin en avait dispersé les pages. Dès lors, ne disposant plus que de palimpsestes, fragments, feuilles volantes ou flottantes, ruines de textes, je devais reconstituer, et à partir de ma propre histoire, un puzzle dont bien des pièces manquaient. Lors de la reconstitution, j’ai constaté que des personnages avaient disparu : Créon, Hémon, ils devaient donc m’encombrer. D’autres étaient là qui à l’origine n’y étaient pas : Cadmos, Euménide, ils devaient donc me manquer. Pénétrant dans le palais, je découvrais un enfant taciturne, mais studieux : Étéocle. Deux autres semblaient inséparables. La dernière, Ismène, m’ouvrait les portes. Jocaste n’était pas morte, mais je ne pouvais que l’entendre, jamais la voir. Et il m’a semblé, vers la fin, croiser le fantôme d’OEdipe. Cela s’est fait au fil des pages d’une mémoire brûlée.


Mais quand vous écrivez votre tragédie il y a 25 siècles d’écart avec la vie plus ou moins mythique des Labdacides. Pourquoi se replonger dans cette mémoire-là aujourd’hui ?


Pour une raison intime, mais elle m’était secrète au début du travail : je me sens fils d’OEdipe. L’isolement et l’environnement troglodyte qui ont marqué les premières années de mon enfance ont probablement ancré à jamais en moi des forces et comportements archaïques. Et je savais que mon choix de ne pas rester aux marches du palais me conduirait, au travers de Ismène et Antigone, à retrouver mes deux soeurs et notre commune chambre d’enfant. Mais cet intime n’est pas le seul fil. Le mythe est l’affaire de tous et il me semble être d’une terrible actualité. Les Labdacides, ce n’est pas une simple famille, mais un clan, qui a son sang et son sol. La malédiction qui pèse sur lui et sur Thèbes, la question du bouc émissaire, le statut du paria, du réfugié, la problématique de l’exil, les guerres fratricides, celui des corps abandonnés aux oiseaux ou aux poissons, tout cela nous agite aujourd’hui, et, tout comme pour mon OEdipe en son palais, l’air devient irrespirable : nous étouffons.


Vous semblez reprendre à votre compte le Mieux vaudrait ne pas être né de Sophocle dans OEdipe à Colonne.


Pas tout à fait. Je reste accroché à ce que Walser m’a appris et qui a fait basculer mon rapport à l’existence. Je suis et voudrais demeurer un débiteur heureux, pour reprendre l’expression de Simon Tanner. Mais puisque vous citez ce vers de Sophocle, sachez que je l’ai mis en exergue du texte, mais dans la traduction de Bruno Bayen : Ne pas naître vainc toute parole. Je serais bien en peine de dire si elle est plus proche de l’original. Ce qui est sûr c’est que, moins amère et plus troublante, elle a été mon guide dans l’écriture. Dans mon texte, chacun est dans son droit. Et le tragique, c’est que chacun fait de ce droit un absolu. Dès lors, le verbe est impuissant. Les joutes verbales se succèdent. Mais elles conduisent à l’impasse. Il faudrait sonder le silence. C’est sans doute le plus difficile. N’y arrivant pas, mes personnages se réfugient dans une langue obscure. Ou laissent libre cours à l’orgueil. Qui souvent précède la violence.


Y a-t-il un choeur dans votre tragédie ?


Non. Je ne suis pas arrivé à retrouver trace aujourd’hui de ce personnage antique. C’est d’ailleurs un peu inquiétant, cette absence de la voix du peuple. Croyez bien que je l’ai cherchée. Et, à plusieurs reprises, j’ai tenté de lui donner la parole. Mais rien ne m’est parvenu. Ou si peu et si mal. J’ai préféré protéger son silence.


Et les dieux, que deviennent-ils ?


Je me voyais mal, en 2009, quand bien même j’en aurais la nostalgie, convoquer ces dieux anciens ou les rétablir pour résoudre la tragédie de mes Labdacides. Je ne pouvais pas plus faire appel au Dieu des trois religions monothéistes, ils me sont trop lointains. J’ai donc choisi, comme on le faisait à la campagne, de parler du dieu. Qui est un peu synonyme du destin. Sous l’oeil du dieu fut même le titre provisoire qui m’a conduit au définitif. Entre temps, avançant dans le texte, je m’étais aperçu qu’OEdipe, devenu le bouc émissaire de tous, avait, après ses années d’errance, de sérieux doutes sur la présence du divin. Ou sa toute puissance. Il explique alors à Ismène, après avoir recraché ses fils, que ce n’est pas sa malédiction, ni le dieu, qui vont tuer Étéocle, mais bel et bien le bras de Polynice. À plusieurs reprises les protagonistes de ma pièce sont placés face à des choix. Ce sont certes des choix extrêmes, mais ce sont des choix. Ils ne font pas que subir leur destin. Ils doivent l’écrire. Et c’est peut-être cette part de liberté qui leur fait peur, et semble parfois leur faire préférer la protection du dieu ou la recherche du bouc émissaire.


Lors de votre rencontre avec le public d’Avignon, en janvier dernier, vous avez déclaré que Sous l’oeil d’OEdipe semblait clore un cycle. Qu’en est-il ?


Je crois pouvoir mieux parler aujourd’hui de ce qui n’était alors qu’un pressentiment. J’ai, depuis un peu plus de vingt ans, croisé mes activités d’auteur, de metteur en scène et de pédagogue. Pour des raisons personnelles, mais aussi par fatigue, j’ai cessé toute activité théâtrale autre que l’écriture durant près de quinze mois. Certains de mes spectacles tournaient, mais je les avais réalisés avant. De cette expérience il est résulté deux textes : Sous l’oeil d’OEdipe, et Ad Vitam – récit dont je ferai une lecture publique durant le festival – qui, et à mon insu, ouvrent des pistes nouvelles pour moi. Je voudrais maintenant les explorer. Parallèlement, j’ai ces dernières années, avec Kertesz, Jelinek, Lagarce, Crimp, approfondi ce que je recherchais comme metteur en scène, et principalement dans ma relation à l’acteur. Alors oui, un cycle se clôt pour moi et un autre s’ouvre qui laissera beaucoup plus de place à l’écriture qu’au travail de plateau.


Propos recueillis par Jean-François Perrier

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.